Jean PORTANTE :
Le Frontalier

Il y a bien des années, en 1957 pour être plus précis, mes parents (de nationalité italienne, tout comme moi à l’époque) revenant d’Italie où ils étaient retournés vivre – j’avais alors 7 ans – ont décidé de retourner s’installer au Luxembourg, là-même où mon père était né, à Differdange donc, à un jet de pierre de la France.

Mais en arrivant, mon père ne trouve pas de travail. Il va alors regarder de l’autre côté de la frontière française, dans le bassin minier lorrain donc, et a plus de chance. On lui offre tout de suite un travail en Moselle, dans la sidérurgie. Nous nous apprêtons par conséquent à traverser la frontière pour nous établir du côté de Forbach. Mais, oh miracle, une ou deux semaines avant le déménagement, une possibilité de travail s’offre à mon père à l’usine de Differdange, au Luxembourg. Étant né dans cette ville-là, il interrompt les préparatifs de départ, et c’est ainsi que nous nous installons au Grand-Duché. Et que moi je deviens luxembourgeois. Il s’en est fallu de peu, et je serais français aujourd’hui.

Je n’ai jamais thématisé dans mes romans, mon théâtre ou mes poèmes ce moment autobiographique-là. Mais l’envie est là à présent de me demander, à un moment où la question des frontières est malheureusement derechef d’actualité (et avec elle la question ambiguë de l’origine et de l’identité), comment se seraient passées les choses si mon père, et avec lui, toute la famille, avait traversé la frontière. En est né un projet d’écriture dont j’hésite encore quelle forme il pourrait prendre. J’oscille entre la nouvelle et une pièce de théâtre.

En écrivant ce projet-là lors d’une résidence située justement en Moselle, pas loin de l’endroit où j’aurais pu habiter dans mon enfance et ma jeunesse, je pourrais revivre en quelque sorte un moment de ma vie que je n’ai pas vécu et qui pourtant aurait pu être crucial. Du genre, le petit Français que je n’ai jamais été. (Est-ce pour cela que, depuis plus de 30 ans, j’habite en France, où j’ai également fait mes études universitaires ?). Ce qui est intéressant dans cela, c’est qu’aujourd’hui la région est déshéritée, bien des Mosellans étant forcés de jouer aux frontaliers et allant travailler par dizaines de milliers au Luxembourg. Est-ce que moi aussi j’aurais eu, ironie du sort, à vivre un tel déplacement, retourner pour des raisons économiques au pays qui m’a donné naissance ? Le fait que la résidence ait lieu dans la maison Schumann est également significatif, cet homme politique français n’est-il pas né au Luxembourg, jouant lui aussi à saute-frontières ?

Jean Portante est né en 1950 à Differdange, ville minière du Grand-Duché de Luxembourg, de parents italiens. Il a produit plus d’une quarantaine d’œuvres (poésie, romans, essais, pièces de théâtre). Son roman Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine (1997) lui avait valu le Prix Servais au Luxembourg. Le même prix lui a été attribué récemment pour son roman L’architecture des temps instables (2016). Membre de l’Académie Mallarmé, Jean Portante est également journaliste et traducteur littéraire (Prix Alain Bosquet pour sa traduction de L’amant mondial de Juan Gelman en 2013).

Bibliographie sélective :

Leonardo, Éditions PHI, 2019.

L’architecture des temps instables, roman, Éditions PHI, 2015.

Le travail de la baleine, Éditions PHI, 2014.

Après le tremblement, Éditions Le Castor Astral, mai 2013

Hexaméron. Dernier jour, suivi de Orphée au pays des mortels (Théâtre), Éditions PHI, Luxembourg 2011.

Effaçonner, poèmes. Éditions PHI/Écrits des Forges. Luxembourg/Québec 1996.

Ex-odes, Éditions PHI, Luxembourg 1991