Une ville est une forêt.

Je marche dans celle-ci avec la même attention, le même émerveillement, la même appréhension.

Je marche le long de l’allée forestière, des voitures me dépassent, un homme avec un chien d’attaque me bloque le passage, la forêt est repliée, endormie, tout est fermé, c’est le grand calme – et pourtant il y a le bruit de la forêt, moteurs des voitures, vrombissement de la nationale.

Tout près coule une rivière, lente et longue, on n’en perçoit pas le bruit, mais on sait qu’elle est là, humide et souple : la Moselle. Celle qui vient de loin, et qui quitte la France, celle que j’ai connue toute petite, autrefois, dans le village de mes grands-parents, à Rupt (sur Moselle), qui donna le nom au pays de mon père : la Moselle, patrie des « Mosellans ».

Moselle, au nom si joli, féminin et léger, primesautier, aux vins appréciés, chantés par Brel, au nom contradictoire avec une certaine dureté, violence industrielle, économique, avec la grisaille que je porte en moi – avec ce mot.

Tout près coule une rivière, et filent des voitures.

Une ville est une forêt, on ne connaît rien, on s’y aventure. On marche doucement, on regarde tout.

Fatigué, je m’assieds sur un tronc d’arbre – un arrêt de bus.

Un homme au type gitan fume une cigarette. Vieilli, il a à peine le temps de l’allumer, le bus arrive.

Nous pénétrons plus profond dans la forêt, là où elle se fait dense, ancestrale. Nous traversons la Moselle, les arbres sont plus anciens, majestueux, impressionnants.

Là, une clairière : la place de la République.

Personne.

Je suis seul dans la clairière.

C’est dimanche.

Balayée par le vent, la pluie, les nuages, l’esplanade souffre. C’est gris, c’est le vide, c’est la forêt éternelle et déboisée, aménagée.

J’emprunte une allée cavalière, longue et droite, bordée d’immeubles jaunes, futaie alignée d’essences remarquables.

Une ville est une forêt, même quand on la connaît, surtout quand on ne la connaît pas. On s’y perd, on s’y retrouve, on jouit de son emprise, de sa solitude, de cette odeur familière, de ce qui peut s’y passer – le surgissement est toujours possible, d’un sanglier ou d’un promeneur. On ne rencontre personne. On n’y fait pas de mauvaises rencontres. On marche, c’est tout.


Seul.

On reconnaît.

On reconnaît les autres villes, les autres espaces qui semblent infinis, cette forêt ressemble à toutes les autres. Et pourtant…

On reconnaît cet homme, agenouillé, qui demande un peu de monnaie. Ces magasins fermés, ces pas de porte à louer. On reconnaît le passé, la rue principale et piétonne de la forêt moyenne, on reconnaît ce café où on traînait, ado – on sait qu’à côté, il y a un cinéma, une pâtisserie, une grande brasserie élégante.

C’est comme dans un rêve, on parcourt sans cesse la même ville.

On est l’inconnu dans la ville.

Au bout de l’allée forestière, la lumière troue la végétation. Ici se rassemblaient les druides, les mages, les officiants de cérémonie. La cathédrale est haute, c’est la pièce maîtresse, on entre, en elle aussi, comme dans une forêt, sous une voûte merveilleuse. On lève les yeux forcément. Les vitraux sont un lacis fou, je ne retrouve pas le mot pour décrire cette technique si belle, aux couleurs frottées, qui rendent l’ensemble précieux, riche de détails – en forêt, je ne sais jamais le nom des arbres.

Au-delà de la métaphore qu’on pourrait filer sans fin, comme on parcourt une forêt toujours recommencée, je m’interroge sur le sujet, sur le thème de ma présence ici, à Scy – ce thème qu’on a trouvé par téléphone, avec Carole, qu’on a lancé comme ça.

“A travers les forêts – géographie de l’intime”.

Bien sûr, toute promenade dans une ville fait surgir un questionnement intime. Pourquoi j’ai vécu comme ça ? Pourquoi je suis seul ? Qui sont ces passants que je regarde ? Qui sont ces jeunes gens si beaux ? Qui est cette femme âgée, que fut sa vie, que vais-je faire de la mienne ? A quelle ville ressemble celle-ci ? Pourquoi je me retrouve encore à marcher dans une ville ?

La forêt endort et apaise, la ville stimule et remue – sans violence, mais ses façades chatoyantes, ces visages, ces corps qui appellent, nous embarquent. Aussi, chaque promenade dans une ville est une suggestion : et si j’y recommençais ma vie ? Et si je vivais là, moi aussi ?

Si cette ville devenait ma ville.

Ce serait ma forêt, ma forêt aimée. Comme Paris, j’en connaîtrais la force, les énergies, le trouble.

Je marche, je pense, tout est nouveau. Et ancien à la fois, habituel, de ville en ville, de chemin en chemin, continue la vie.

Je me perds dans la forêt.

Je quitte une part de la forêt, pour entrer dans un autre domaine.


Cette fois, les arbres sont différents, plantés récemment, il me semble.

La végétation a été travaillée, repensée. L’ambiance est tout autre. C’est moins beau. C’est vivant.

Un train traverse la forêt.

Je passe sous les voies.

Soudain, l’édifice apparaît : ils ont construit le musée dans la forêt.

Le Centre Pompidou-Metz.

Il est là.

J’ai quitté mes souvenirs.

Metz.

La ville dont j’ai toujours entendu parler, que je traversais, enfant, en voiture avec mes parents.

J’ai quitté les rues piétonnes aux magasins défoncés, aux bars fermés, aux appartements à vendre, la vieille pierre qui n’en peut mais, qui voudrait encore attirer.

L’édifice a surgi, blanc, radical.

Je pense souvent que ces villes, qui autrefois me paraissaient immenses – Metz, Bordeaux, Nice, Toulouse… – et aujourd’hui simplement moyennes, ont cassé quelque chose de leur part ancienne. Ces villes que je reconnaissais entre toutes, à chaque fois, avec leurs ruelles serpentines, leurs avenues bourgeoises, leurs faubourgs brouillons, sont aujourd’hui différentes. Elles ont lâché leur Histoire, ou l’ont conservé, mais sont entrées dans une nouvelle époque. La Cité du Vin à Bordeaux, le quartier des Docks à Strasbourg et ici, cette voile blanche, Pompidou-Metz.

C’est ce qui m’a frappé quand je suis sorti de la forêt – la forêt de la mémoire, bien sûr, quand bien même on n’aurait aucun souvenir de Metz mais seulement des signes, des projections, une évocation que ce nom suscite – ce qui m’a frappé, c’est que Metz n’était plus Metz, c’est que ces villes de France que j’ai connues, ou fantasmées, traversées en voiture avec mes parents, avaient changé. Un pied dans le 19ème siècle, dans les Trente glorieuses, avec les rues piétonnes du centre tantôt touristiques, tantôt délaissées, voire décaties, et l’autre dans notre beau présent, flashy et multimédia.


À la vision de cette voile blanche, de cet édifice radical, je réalise que le temps est passé. Metz, c’est fini. Ce n’est pas Metz, le Metz que je portais en moi, celui de mes parents, cette ville que j’ai pourtant retrouvée, en errant dans le centre.

Il y a eu vingt ans, trente ans, quarante ans, un siècle qui est passé.

Cela fait déjà dix ans que cet édifice est posé là.

La plaque indique que Messieurs Nicolas Sarkozy, Fréderic Mitterrand, etc. ont inauguré le bâtiment. La mention de ces noms instille une autre couche de temps – ça paraît si loin, ces personnages. Les années 2000 ont fait leur œuvre.

Il est l’heure.

Je quitte la forêt de mes songes, de mes souvenirs.

Je retraverse la Moselle.

J’ai fait une belle balade en forêt, aujourd’hui.

Metz me laisse, les arbres se referment.

Mais la forêt est là, et j’ai envie de la retrouver.

Je l’aime déjà.

Et comment ne pas aimer une forêt – ou une ville ?

En tous cas, moi, je les aime toutes.