On retourne dans la forêt.
Elle est là, elle commence juste après les maisons, à Ban-Saint-Martin.
On y va avec les élèves, les enfants de l’école.
Quelle joie ce doit être d’avoir la forêt juste derrière chez soi, de l’autre côté du jardin, quel terrain de jeu, quelles cabanes, quelles découvertes, quelles roulades dans l’herbe…
A H., chez moi, dans le Sud-Ouest, on avait « le petit bois », ça nous tenait lieu de monde.
J’aime quand la ville s’arrête, quand le tissu des maisons s’arrête net, c’est la dernière maison de l’agglomération, après la forêt commence – ou les champs, la nature, le voyage, la France, tout le reste.
J’aime ces rues qui ne finissent pas, qui se perdent, qui s’oublient, pas des impasses non, mais des bouts de ville qui meurent dans la forêt, qui se jettent dans les arbres.
La dernière maison de la rue.
De la ville.
Après, l’immensité.
Carole vit dans une rue, c’est un peu comme dans les films américains, j’y étais allé la nuit, les phares éclairent la nuit sombre, « après c’est la forêt », dit-elle, elle peut faire son jogging, elle peut tourner à droite et marcher, promener son chien si elle en avait, aller dire bonjour aux arbres – puis rentrer chez elle.
C’est une rue qui monte en pente douce vers la forêt, elle, elle vit dans une des dernières maisons.
Carole et la forêt.
Elle nous accompagne, avec les enfants, dans cette nouvelle balade.
Enfant, mon grand-père possédait une maison à l’orée de la forêt.
Ça me faisait très peur.
On dormait je crois tout contre les sapins, ils grattaient la vitre, la nuit tout était humide, et sombre, on entrait dans la vieille maison, un refuge presque, une cabane d’altitude, on tournait la clé à fond, on s’enfermait.
On avait vue sur toute la vallée.
Il fait beau, il fait grand jour, tout ça est oublié. Ou enfui, enfoui.
On quitte l’école tout doucement avec les enfants, on monte vers l’orée de la forêt, on n’ira pas dedans car c’est trop boueux.
La maîtresse prévient, on va juste se mettre devant, être inspirés.
La terre est retournée, dans un monceau de boue, on distingue les empreintes de sangliers.
« C’est leur domaine ici, ils descendent tout droit de la forêt et ils cherchent de la nourriture », dit Carole.
La terre est ravagée sur des mètres et des mètres, on dirait des travaux de terrassement, l’œuvre d’une machine affreuse qui bousille tout avant construction d’un truc dégueu.
Ah oui.
– Moi, j’ai déjà vu un renardeau, dit un enfant.
A l’université, une étudiante rencontrée l’autre jour dit que si on voit un sanglier, il faut courir en zigzag.
Carole dit que si on croise un orignal (au Canada), il faut tourner autour d’un arbre.
On pense berner les animaux comme ça.
Et ça commence, et les enfants parlent, ils parlent des animaux, des champignons, des limaces, liés à leur vie à eux, à leurs balades, à leurs aventures, à leurs jeux, à leurs peurs et à leurs découvertes.
On n’entrera pas dans la forêt, aujourd’hui.
Mais on la regardera d’en bas.
Il fera beau, un petit peu.
Il y aura un peu de lumière et des feuilles jaunes, un arbre éclatant, le seul de la contrée, le premier à annoncer l’automne, les enfants ramasseront les feuilles, seules celles tombées, interdit d’arracher.
Il y aura du silence, des maisons approchantes, un coureur égaré, la montagne qui monte, les chemins boueux, impraticables, la boue se collera quand même à nos semelles qu’on ramènera chez nous.
On parlera des végétaux, des animaux, et des êtres de la forêt.
Quand un bouleau parle à un sapin, il lui dit tu piques. Quand un hérisson (qui pique aussi) parle à un gros sanglier, il lui dit j’ai peur, tu me fais peur. La peur revient. Mais la joie aussi. Que la forêt soit si fertile, si pleine, si riche. Dans la forêt il y a des ronces, et des framboises, et des gros chênes, et des vers de terre qu’on n’écrase pas – celui-ci, on ne le ramasse pas non plus, on le regarde agoniser, d’ailleurs il est mort.
Les enfants connaissent la forêt mieux que moi.
Ils ne connaissent pas encore « la jungle des villes » (ça viendra bien assez tôt).
Alan, qui est roux, me dit que le renard qu’il avait vu (vu, vu et revu), il l’appelait le renard d’Alan (les cheveux feu, Alan).
D’autres enfants me parlent d’autres animaux, mais j’ai oublié.
Chaque enfant commence une histoire, que j’oublie. Pourtant, à chaque instant, dans l’instant, je suis attentif. Je reçois tout.
Allez, on s’arête.
On s’arrête devant la forêt, au pied de la montagne, quand ça monte. On reste en bas, sur le chemin.
Les enfants imaginent des histoires, inventent des personnages : le blaireau, le cerf, la belette, la biche, le loup (« mais il n’y en a pas, par ici, de loup », dis-je), ils créent des animaux, la girafe, le guépard, Alan a un oncle qui possède un zoo privé, en Belgique, il a nombre de guépards et d’éléphants. Il y a les animaux de la forêt, et les autres, ceux qu’on porte en nous.
La forêt est pleine de choses, de vie.
Les enfants énumèrent les êtres de la forêt, je suis impressionné par leur connaissance, je suis bluffé par tout ce qu’ils sortent du chapeau, soudain la forêt s’ouvre et laisse place à un véritable défilé : les trolls, les elfes, la sorcière (je triche un peu et regarde la liste que la maîtresse m’a envoyé, car elle a tout noté), les êtres de pluie, la citrouille maléfique, le gnome, les lutins bien sûr, et la fée. A un moment un garçon qui n’a pas beaucoup parlé dit : un fantôme de petite fille.
Je tremble.
Mais oui bien sûr que la forêt abrite un fantôme de petite fille, et tant d’autres êtres merveilleux. En manque d’amour.
Et les fantômes ne sont ni plus ni moins effrayants que les arbres qui parlent, qui parlent silencieusement en un colloque indéfini, que les biches tranquilles, que les sangliers ravageurs, que lest trolls embêtants, que la fée désœuvrée, que les lutins saoûlants, que les elfes malicieux et que le cerf invisible, aux grands bois accrochés dans les filets des chasseurs. Et que nous-mêmes amoureux et destructeurs de la forêt.