Je marche dans la ville. Pleine de promeneurs, pleine de couleurs, pleine de fureur. La ville est douce. Devant la cathédrale, l’application pour découvrir les vitraux et leur histoire ne fonctionne pas. Une grande banderole « Je suis enseignant » a été déployée sur la façade de la mairie. La place d’Armes est vide et la statue du général Fabert triomphe tout au bout, seul, devant l’office du tourisme.

 

La ville est plus jaune que jamais, avec sa pierre de Jaumont. Lundi, beaucoup de magasins sont fermés. La rue Taison est vide. Je crois que les librairies sont fermées. Je marche un peu au hasard. Je m’arrête dans un salon de thé avec vue sur la place Saint-Jacques. Le lavage des mains au gel hydro-alcoolique n’est pas obligatoire. Mon amie Aïda a eu les mains ravagées à cause de ce gel qui détruit le film protecteur de la pulpe des doigts. Elle a été opérée en urgence. Elle a témoigné sur facebook et a eu plus de 100 likes, j’ai vu pendant des jours son post avec ses doigts abîmés. J’essaie de parler fort sous le masque, mais on me fait répéter. On sourit avec les yeux, exagérément. Je monte à l’étage, dans la petite salle, avec vue sur la place. J’entends des gémissements. Je comprends que c’est la personne sourde-muette qui parle avec les mains mais pousse aussi de petits cris. Immédiatement, j’ai envie de partir. J’essaie d’avoir de la compassion ou plutôt, de la compréhension. J’essaie d’intégrer l’autre dans sa différence, d’être correct. Les gémissements ne cessent pas, de petits cris comme de souffrance, alors que pas du tout. Je bois mon café et je m’en vais. Le jeune couple à côté de la personne sourde-muette bruyante n’a pas l’air dérangé. C’est vrai, ces gémissements ne sont pas plus bruyants qu’une conversation désagréable. Nous ne sommes pas préparés au monstrueux, au bizarre. Je file. La ville noircit. L’heure d’hiver est là. Je connais le réseau de ruelles, je me perds encore. Apparemment on peut descendre vers la Moselle en prenant cette rue. Ce soir, je ne pourrai pas aller au cinéma, je raterais le bus de nuit. Je vais aller à la FNAC, regarder les livres neufs, mourir dans cette lumière violente, dans ces couleurs brillantes. L’accès est bloqué, il faut passer par le parking, question de cheminements, de sécurité. La ville COVID et ses obstacles. Je trouve le bon chemin. Je zappe le gel. Je remonte mon masque. « Bonjour » (sous le masque). Sourire (avec les yeux). Ici, c’est Paris. C’est la même FNAC partout, la même lumière, les mêmes arrangements.

Je ressors, il fait nuit. C’est déjà la ville de nuit.

Je remonte le temps, je remonte le passé.

 

C’est la ville au crépuscule.

Pas encore nuit tout à fait.

Je marche et marche par les rues. Je creuse les mots, les pensées, le vide, l’ennui, je répète tout ce que je fais, j’ai déjà marché dix fois dans ces rues. L’ombre de mes amis me poursuit, m’accompagne gentiment. Je passe devant le café où on s’est retrouvés samedi midi, j’entends encore leurs rires à la nuit tombée, samedi soir, un peu d’alcool et le bus de nuit. Les amis parisiens se sont envolés. Ils ont vite repris le TGV, sont repartis vers leur ville haïe, dont ils ne pourraient se passer. Paris, dont l’ombre vide s’étend comme un fantasme. Comment la retrouverai-je ?


Je l’ai quittée.

Rupture.

Pour me cacher ici, à l’orée de la forêt.

Je suis parti comme un voleur, un déserteur. La ville souffre, Paris humilié, Paris martyrisé, etc. – mais pas encore Paris libéré.

Je demande des nouvelles du front. Les gens vivent tout en accéléré. Ils boivent des coups à 18h00, vont au spectacle à 19h00, puis ils règlent, ils applaudissent et rentrent chez eux en courant.

Ici, c’est tous les jours le couvre-feu.

Je n’arrive pas à ressentir le couvre-feu tel que je l’ai imaginé, en temps de guerre. C’est la version light du confinement. Après tout, avec les plateformes, il ne fait jamais nuit. Rentré au gîte, j’essaie de regarder Dix pour Cent avec le wifi pourri. Mais revenons à Metz, revenons à la ville, revenons au noms des rues : la rue du Faisan, la rue de la Paix, la rue aux Ours.

 

J’aime cette ville, familière.

Il y fait nuit de plus en plus tôt. Mais nous essayons dans la lumière crue de vivre.

Ça y est la nuit est tombée, je suis ressorti de la FNAC et me suis arrêté chez Paul. Les mêmes enseignes partout. Le code des toilettes est 2468 dièse. Il faut parler fort et glisser la monnaie sous le plexiglas. C’est sans charme, mais pratique. Je n’arrête pas de manger, la pâtisserie est partout, la charcuterie aussi. Je ne suis pas assez proche pour entendre les conversations des gens du café, mais je perçois leur identité. Femme avec son ami gay. Homme arabe avec grosse femme blonde. Quinquagénaire solitaire. Enfants adorables (à qui sont-ils ?) qui demandaient le code des toilettes au vendeur (« Monsieur… » « Monsieur. » « Monsieur ! ») en élevant à peine la voix à chaque reprise. Il a fini par les entendre. Il y aurait tant à voir, à dire, et rien en même temps.

 

Arrêts de bus, place de la République.

Les jeunes gens masqués, bonnetés, ont l’air de filous, on dirait qu’ils vont attaquer la diligence, minces, en noir. Ils repartent vers d’autres cités, de l’autre côté de Metz. Sur ma ligne, la 5, c’est toujours calme.

 

On remonte la Moselle qui n’est pas un fleuve.

On retourne vers Scy-Chazelles.

Ici aussi, la nuit est tombée. Totalement noire. La forêt est derrière. L’ambiance est jolie, résidentielle. La rue en pente douce me ramène chez moi. Je suis comme enfermé dans ce tombeau, dans cette maison vide. J’ai l’impression d’être au fond de la pyramide. Mais je suis vivant. Protégé.

Le silence est assourdissant, je comprends enfin le sens de cette expression.

Puisque les propriétaires sont partis, il n’y a que moi. Tel Firs, le vieux serviteur oublié dans la villa, à la fin de La Cerisaie.


Et le silence est fou.

Magnifique.

Somptueux.

Seul les bruits de radiateurs. Rien d’autre. Ce n’est pas une vieille maison, les meubles ne craquent pas. Il n’y a que la nuit, pas d’animaux bruyants, pas de brame, pas d’aboiements, pas de coassements.

C’est un silence incroyable, velouté, onctueux, enveloppant, un silence d’une immense sérénité.

Je sens le bloc de pierre au-dessus de moi, le couvercle protecteur, ma grotte.

Absolument aucun mouvement.

Peut-être au loin le tic tac de la pendule.

Par contraste, les bruits parisiens familiers me paraissent insupportables. Me paraîtraient insupportables. Quand je les retrouverai.

 

Silence.

On aurait beau écouter, on n’entendrait rien.

Et c’est ça qui est beau, étonnant, comme une nuit d’été, dans le calme absolu (la nuit d’été est peuplée de bruits, ici, question de vent, on n’entend plus l’autoroute, et il y a moins de voitures la nuit).

Alors rien.

Le zéro.

L’absence.

La nuit noire du sommeil.

Le silence intact qui me fait éprouver encore plus encore la puissance de la maison.

Que je connais bien, maintenant.

Qui est mon amie.

Je referme le livre que je viens de finir et j’éteins.