En montant par les chemins de Scy-Chazelles, on serpente entre les murs, on marche tranquillement, on a tout le temps, c’est le confinement.

 

Le second.

On ne sait plus si on est dehors ou dedans. Si l’on travaille ou si l’on se confine, s’il faut rester chez soi ou faire 10 000 pas par jour.

Il n’y a personne.

Dans le lotissement, les gens font des balades de confinement. On les reconnaît à ce rythme résolu, on a une heure, on sort, parce qu’il faut bien sortir.

Toute joie s’est envolée.
Le silence retombe sur l’avenue de la Liberté.
Une rare voiture, et encore…

Une ville morte.

 

Le beau chêne a perdu ses feuilles, comme un crâne déplumé, il lui reste encore quelques beautés.

Le rouge de l’érable, au sol.

Le jaune du gingko, et ses petites feuilles en éventail.

Le vent souffle, bientôt il fera tomber tout le reste, il abattra les arbres, les murs.

Il nous abattra.

 

Je monte à travers les jardins, par les chemins de Scy-Chazelles.

Je longe la clinique qui traite les problèmes d’obésité, ou de dénutrition. J’imagine les gros et les maigres, dans cet établissement. C’est comme si on mettait les alcooliques et les abstinents ensemble, les dépensiers et les avares, les bavards et les mutiques. Je passe devant la maison de Robert Schuman, fermée maintenant. Je dépasse les pères de l’Europe, figés dans le fer. Non, je ne passe pas par là.

Mais je monte, je monte, j’atteins.

Le village.

Et ses jolies petites rues. Je passe devant la mairie. J’arrive au centre du village. On croise quelques ombres, rares passants, attestation dans la poche. Le ciel est gris, de lourds nuages balaient la Lorraine, l’humidité est constante. Au loin, comme un charme, la rumeur de la ville, le bruit de l’autoroute.


Je vais à l’esplanade.

Je regarde le monde, les coteaux au loin, les beaux gros filaments de pluie.

On ne peut plus aller, bouger, partir.

Soudain, ces collines me semblent loin, piquetées d’éoliennes. Soudain, je ne peux plus me projeter. Je ne vois pas la ligne bleue des Vosges (que l’on voit, paraît-il, par temps clair). Je ne vois pas l’Allemagne, ni le Luxembourg. Ni l’Alsace. Je n’irai nulle part. Je resterai à Scy-Chazelles, dans la bulle kilométrique.

Depuis l’esplanade, le belvédère, on voit la Lorraine.

Personne aujourd’hui sous les beaux arbres, devant cette vue panoramique.

Je ne peux plus partir.

Je ne suis plus libre.

Je peux juste rentrer chez moi.

 

Malgré la solitude, le mauvais temps, cette vue me fait du bien. Malgré le confinement –ou peut-être à cause de lui – regarder loin apaise. La connexion neuronale se fait. C’est ce qu’on ressent quand on quitte Paris, quand on arrive à la campagne, qu’on monte sur une colline. Cette sensation fait du bien. Et particulièrement aujourd’hui. Ici.

Je reste quelque temps à regarder les nuages, je distingue un château d’eau, des maisons basses, à gauche la voile blanche de Pompidou, et la cathédrale noyée.

L’esprit se remplit du vaste.

C’est le vaste monde in-visitable, qui s’est reculé. C’est le monde comme autrefois, au temps des chemins de la Préhistoire comme disait Duras. Aller là-bas, une expédition.

Les trains, les avions sont abolis. Les voitures aussi.

Je sors mon téléphone et photographie. Pour me rappeler.

Mais je me rappelle quand même.

Je la connais, cette vue.

C’est le fleuron de Scy-Chazelles.

Une vue mythique, dit Carole.

Sous les beaux marronniers.

 

On ne peut plus aller là-bas, on ne peut plus partir en weekend, sortir en ville, aller en forêt (ou si peu, si vite, on ne peut plus aller dans les autres forêts, juste l’approcher, ici, la toucher du bout du doigt, du bout des yeux).


On doit sillonner les chemins de la commune, entre les murs des propriétés. Inventer sur maps de subtiles variations, débusquer un raccourci, tenter ce passage. S’approcher de cette belle villa remarquée depuis la route, en bas.

Entre Moselle et forêt, la bulle se referme.

 

Le temps avance.

Les arbres perdent lentement leurs feuilles, il me semble que la forêt est moins touffue, les branches apparaissent. Le vert se fait plus rare. Les couleurs aussi, finalement. C’est moins luxuriant, moins épais. On marche dans la couleur, par terre. On pourrait s’amuser à shooter dans les feuilles. La terre brune est glissante, grasse. Un chat passe à toute vitesse. Le renard de l’autre jour a rejoint son terrier. Les troncs lisses luisent de pluie. Un arbre au branchage fou est certainement un hêtre – c’est ce que j’ai appris – il se déploie dans toutes les directions tel Vishnou, ou Shiva, je ne sais pas. Le saule pleure doucement. C’est le seul arbre devant cette maison, quelle tristesse. L’allée de peupliers n’a pas encore été abattue malgré certains projets dont j’ai entendu parler. Les marrons sont posés bien tranquillement par terre. Les prunes pourries aussi. Et les baies tentatrices me font de l’œil au bout des branchages. Ça sent le sapin, mais oui, et c’est une bonne odeur, piquante – je n’aime pas cette expression, de toute façon. Ça sent la terre, la pluie. La forêt, pas trop. Je ne connais pas le nom des arbres. Toujours pas. Après des jours, ici, au bord de la forêt, j’ai toujours quelques mots. Un vocabulaire limité. La haie de thuyas sent la pisse de chat. Et les roses déclinent. La vigne vierge est de plus en plus rouge, lumineuse. Et cette maison aux volets bleus, à qui appartient-elle ?

Il y a un truc avec les volets bleus, un simulacre de bonheur, un cliché.

Mais on voudrait, pourtant, appartenir à cette famille.

Vivre dans cette jolie maison aux volets bleus.

Emmener ses enfants à l’école le matin, monter dans la grosse voiture qui emmène au travail. Planter un arbre qu’on verra, lentement, grossir et grandir, témoin de notre vie future. Et passée. Irrémédiablement passée.