La voyageuse immobile

La gare de Metz, au-delà de son architecture impressionnante et unique en France que l’adolescente que je fus,  qualifiait de moche, offre à l’intérieur les mêmes services et agencements que n’importe quelle gare de France. On pourrait être n’importe où.

Fin des années 70, la gare de Metz et son buffet furent mon refuge quand certaines nuits je faisais le mur, expression qui ne correspondait pas à la réalité car il suffisait de passer discrètement le portail pour échapper à l’internat. Les copines me couvraient, répondant présente à l’appel du soir et en entassant quelques vêtements sous le drap pour masquer mon absence.

De mon côté je marchais dans la ville sans objectif précis et finissais vers minuit à une des tables du buffet de la gare, pas regardant sur la tenue ou l’âge. Pour le prix d’un expresso, je pouvais traverser tranquillement la nuit. Le buffet était alors une immense salle haute du plafond et solidement enfumée. Mégots écrasés au sol. Se retrouvaient là quelques clodos pas trop avinés, des voyageurs et voyageuses en attente du prochain train, des jeunes appelés en civil reconnaissables à leurs cheveux coupés ras et quelques solitaires sans toit dont moi. Vers la baie vitrée, les tables se recouvraient de nappes blanches et on pouvait y manger.

On fumait, on attendait, gens du peuple et bourgeois contraints à cette proximité sociale. Les journaux se lisait grand ouverts sur la table. Un des serveurs m’offraient, certains soirs, un deuxième expresso – je n’avais que 16 ans.

Devant moi un carnet où je notais des bouts de phrases et quelques naïfs espoirs de voir le monde changer :  Plus égalitaire, plus créatif, plus collectif – retour à la terre. La Dame pipi rendait l’accès aux toilettes moins angoissantes.

Parfois quelqu’un venait me parler par désœuvrement, par envie de me séduire ou pour partager un peu de son angoisse nocturne. Je répondais volontiers sauf aux hommes aux propos trop salaces.

Souvent j’inventais une histoire me concernant et celle qui revenait le plus souvent, faisait de moi la parolière de Bernard Lavilliers. Mes interlocuteurs semblaient y croire. Je m’exprimais bien et puisais de l’assurance dans le souvenir d’un moment partagé dans la loge du chanteur aux épaules larges et à la voix puissante. Lui aussi aimait le buffet de la gare de Metz et réinventait son passé à l’aune de ses chansons. Je connaissais par cœur les paroles de Fensch vallée :

Viens, petite sœur au blanc manteau
Viens, c’est la ballade des copeaux
Viens, petite girl in red blue jean
Viens, c’est la descente au fond de la mine …

Quand derrière les vitres de la gare, le jour annonçait l’heure, je reprenais le chemin du lycée, la bouche envahit par l’amertume sèche du trop de tabac fumé. Toute la journée il me fallait lutter contre le sommeil et espérer qu’aucun prof n’exigerait ma présence au tableau. Je restais mystérieuse quant à ces virées nocturnes, ne parvenant pas à expliquer mon besoin de dériver seule dans les espaces publiques, de tester ma tolérance à la solitude, essayant maladroitement de nommer le monde qui m’entourait.