C’est un bus qu’il faut prendre, qui part vers les cités, de l’autre côté de Metz.
Il traverse la ville, il prend son temps, il sinue entre les pavillons.
Il s’arrache à la ville, il parvient route de Bouzonville – la route qui file tout droit, à travers la campagne, vers l’Allemagne, la route que nous prenions, avant, pour aller voir mes grands-parents.
C’est ici, justement, que la forêt des origines a déposé ses traces, sa matière, ses noms.
Les archives départementales sont un bâtiment isolé, on pourrait dire « moche », brutal, austère, il faudrait le qualifier, une sorte de prison, une prison pour les noms, les actes de naissance, une prison pour ceux qui cherchent, inlassablement, une trace de leur famille, une enceinte rêvée pour les chercheurs qui compulsent des actes, tournent les pages des registres paroissiaux, ou communaux, qui feuillettent les actes de mariage et les gros livres commune par commune, où sont rassemblés, comme dans un cimetière, tous les morts de la commune, avec les noms familiers, ceux qui se répètent, qui reviennent, de famille en famille, c’est toujours le même patronyme sur des pages et des pages, les gens se mariaient entre eux, on ne dépassait pas les limites du village – ou si peu.
L’homme qui m’accueille est un généalogiste amateur, il surgit parmi les petites vieilles penchées sur leurs cahiers. Au milieu de la salle, une jeune femme prend des photos avec son portable, page après page, je ne sais pas si elle fait une recherche privée ou si c’est pour le travail.
L’homme âgé m’explique le fonctionnement de ces archives départementales, bien sûr il y a aussi des noms qui viennent d’Allemagne, ou de Meurthe-et-Moselle, le Luxembourg c’est plus difficile. Et tandis qu’il me parle je n’écoute plus. Je n’entends plus que son accent. C’est un accent doux, légèrement chantant, qui n’est pas l’accent allemand, ni alsacien. C’est plus mouillé, moins rude, c’est une berceuse. C’est l’accent des gens que fréquentaient mes grands-parents, c’est peut-être la voix de mon grand-père, c’est leurs frères et sœurs oubliés, ceux des villages de Moselle, ceux qui furent Allemands, ou Luxembourgeois, ceux qui parlaient le platt, cette langue dont j’ignorais l’existence il y a peu – cette langue de mes grands-parents. L’homme m’explique tranquillement le fonctionnement des archives, pour adhérer à l’association il faut payer une cotisation, en plus le préfet est très tatillon, nous ne pouvons pas être plus de douze dans la salle, ils ont compté, c’est quatre mètres carrés par personne – oui bien sûr, bien sûr.
Et plus l’homme parle, plus son masque descend sur son visage, ça m’est égal, c’est tout un monde qui revient, avec la langue, l’accent. Ici vous pouvez consulter village par village, les familles sont reconstituées, c’est assez facile vous savez de reconstituer son arbre généalogique, tout a été dépouillé et compilé.
Oui bien sûr, bien sûr – c’est un accent gentil, humble, modeste, une voix qui n’écrase pas. Ou qui chante de loin. C’est l’accent du pays de la Nied, en tous cas il me plaît de l’imaginer, puisque j’ai retrouvé sur les cartes ce nom : la Nied, oui bien sûr, c’est cette rivière qui passait là-bas, à Bouzonville. Chez mes grands-parents. L’homme parle et parle, je n’ai pas bu de café, je suis au bord de l’étourdissement, il n’y a plus de machine à café aux archives du 57 depuis la pandémie. Pas grave, je ne vais pas rester longtemps, merci Monsieur, super votre revue de généalogistes. Je n’arrive pas à retrouver davantage, à ressentir plus loin, cet accent qui vient de loin. L’homme s’arrête de parler. C’est une petite musique oubliée, un accent mélodieux, qui voudrait se faire oublier, ce n’est pas l’accent basque, toulousain, marseillais – oh non bien sûr, ici la culture est discrète, on n’est pas chauvin. Petit accent mosellan.