Journal /7 / 11 octobre 2022 

J’habite une course un peu / rouillée aux articulations débraillée / dans son ellipse / je cours et je rencontre improbablement Céline qui / m’ayant improbablement reconnu me/ salue : « je vois que vous vous êtes approprié / le pays. » c’est très / amical et ce n’est que quelques foulées plus tard qu’une amicale / protestation viendra ; / approprié ? / j’y pense en zigzagant dans les chemins qu’on a / le bon goût / ici / de laisser entre les propriétés / privées : jardins / parcs / potagers / vignes / et par où je respire / et par où se rejoignent les pistes sauvages remontant aux prés / celles que je vais bientôt parcourir, comme / on parcourt une écriture / courant dans ses plissures / striant les hautes herbes / cousant des zones / hétérogènes / en une stèle hétérolingue / peut-être millénaire / raturées de clôtures / exclamées d’œillets /et piégée de racines : chute ! / chute dans cette langue épineuse cadastrée par quatre siècles de propriété privée / sa poétique immobilière peuplée de ces meubles que / sont devenus pour nous les animaux, les forêts, les rivières, les objets, les autres … / et que nous vouons / ultime et transcendant rituel à / a déchetterie / ( « 568 ~ / votre très dévoué char de prière » ).

Journal /6 / 10 octobre 2022 

j’habite un atelier / cartographique / ; car pour moi écrire ou / préparer l’écriture / c’est très souvent dessiner / griffonner des schémas, bidouiller des graphiques, / constituer des topographies, des trajets, / donner contour à l’arpentage / Devenir noir, mon / précédent livre, m’avait conduit à trianguler en / Atlantique, me voilà oscillant entre Mers noire et Méditerranée dans / le sillage des argonautes / ; souhaitant aussi continuer la conversation avec mes / prédécesseurs (en l’atelier) je lis / Frontaliers de Jean Portante / la cartographie maritime a ceci de singulier qu’elle manifeste l’/ invisible : reliefs, épaves et, / rappelle Portante, cadavres / hommes, femmes et enfants nos / semblables / cadavres des africains déportés au fond de l’ / Atlantique, cadavres MAINTENANT des africains, syriens, afghans… ( selon le HCR Entre 2014 et 2021, plus de 24.400 personnes ont perdu la vie ou ont été portées disparues / en tentant de traverser la / Méditerranée ) / continuité acérée de l’Histoire / Portante citant Erri de Luca en exergue de son texte : «  / Notre mer qui n’est pas au cieux / à l’aube tu es couleur de blé / au crépuscule du raisin des vendanges / nous t’avons semée de noyés plus que/ n’importe quel âge des tempêtes » / mèches noyées, mèches soufflées, mèches tondues : partout / on brûle : « 567 : l’ignition pandermique qu’on appellera l’été » / et je sais pourquoi maintenant la tête / coupée et la lyre orpheline / ont dérivé jusqu’à Lesbos.

Journal /5 / 9 octobre 2022 

j’habite un espace-temps depuis /, au moins, 566 phases / et j’occupe une résidence depuis/, au moins, une semaine et un jour une / résidence — de création — s’entend : un lieu et une temporalité / flous / ou / à bords flottants c’est-à-dire / situés en dehors des polarités quotidiennes : vitesses / lenteur, intérieur / extérieur, programmé / imprévu, mobile / statique asocial / mondain, rendement / inefficace etc. / oui, le flou comme condition de / l’émergence précise et / dont un symptôme serait la substitution de l’énoncé réflexe : « désolé / j’/ ai pas l’ / temps / » /   / /   / / par l’accueillant : « avec plaisir / il est tout à moi / / » et, autre symptôme,  l’établissement d’un atelier à la fois / fixe et nomade formé d’une / table et de sentiers ascendants / avec dedans : le Handsonic prêté par Gyorgy Kurtag Jr. / compositeur associé à la fabrication de mon méta-instrument ( j’y / reviendrai) l’errance au pinceau noir / et : voix / dictionnaires / mosaïque des livres apportés / empruntés / coteau / radio / antidatés, le feutre rouge, le Bic / bleu avec / silence ordinateur / café / bol d’air / thé / rouleaux pour paper roll / Les barricades mystérieuses / enjambées façon ciseaux / grand carnet / vélo automatique / petit carnet / deux compères beckettiens / en dérive dans la rue / Le bar conseillé par Fabienne Jacob dans / son carnet de / n’existant plus / aussi : une lexiquette en cours / un jarret de bœuf / un synapse : «  564 ~ carjedissidence » puis / accélération / un deuxième : «565 ~ grizzly danse dizzy » puis / un schlouk d’Auxerrois / un ver orphique « si la boisson te paraît amère, fais-toi vin », / c’est le projet, / tarte aux raisins noir / à la propriété / puis un troisième « nos généalogies gyrovagues tanguées de part / en part » (kakemphaton / ) les premières pièces — essentielles comme / ce blavardage — du / prototype A / oublier / tiens, les aiguilles ont / bougé.

feutre

Journal /4 / 6 octobre 2022 

 j’habite, vous allez dire : il n’en revient pas d’habiter (« 563 ~ ou / plus modestement mentalité à l’itération rationnelle élimée ») / 7, rue du Baoëton / Scy-Bas, comme le précise l’arrêt de bus non loin / hier, je me suis rendu à la bibliothèque avec quelques questions / dont celle-ci : c’est qui ? c’est quoi ? / Baoëton ? / la graphie du nom attire l’attention avec ses / trois voyelles et son tréma / rien sur le net à part une poignée / d’offres immobilières / Bah, où est-on ? me suggère la lecture encore / fraîche du ti poem de Loïc Demey / plausible et raccord avec l’explication que me donne / une bénévole / – bénévolat, trésor français ignoré des français, m’a fait un jour remarquer / un ami cubain – / « je ne suis pas d’ici mais quand nous avons / construit / avec mon mari / on nous a dit que cela signifiait buisson »/ on s’y perdait souvent sans doute / d’ailleurs ceux qui comme eux s’installaient dans le nouveau / quartier n’étaient pas très contents qu’on ait conservé le nom : « trop difficile à prononcer : les gens se trompaient quand / on leur donnait l’adresse »/ pour en avoir le cœur net nous avons cherché Baoëton dans / le Parler de Metz et du pays messin / mais à part baoué (avec deux sens, paysan et / simple d’esprit, dont la différence interroge) : rien / rien si ce n’est ce thesaurus que j’emporte chez moi / 7, rue du Baoëton / ça, c’était hier / et aujourd’hui ? / aujourd’hui : tourte à la viande et poire / Guyot / que j’aurais rêvé accompagner de vin mosellan car / si j’ai bien suivi Laurent tout-à-l’heure, les terres de la maison / Robert Schuman qu’il dirige / et qui allaient de Scy-Bas à Scy-Haut / bien avant que le futur saint homme ne s’y installe / étaient, au temps de la splendeur des évêques de / Metz, comme tout le mont Saint-Quentin, / couvertes non de baoêtons mais de / vignes / pour l’imaginer, je me confie à la vision de mon / compatriote du Ve siècle / Ausone / poète et vigneron (propriétaire / terrien) venu sur les rives de la Moselle pour instruire le futur / empereur Gratien : « une suite de vignes verdoyantes unit les / bords du fleuve aux plus hauts sommets du coteau » / le paysage décrit est sans doute situé bien plus à l’est / mais il n’est pas difficile de l’appliquer à Scy comme / y encourage l’auteur lui-même en faisant glisser sa diapo sur / des reliefs plus lointains : « c’est ainsi qu’une féconde vendange revêt / le mont Gaurus et le Rhodope, et que le Pangée / brille de l’éclat de ses raisins ; ainsi que la colline de l’Ismarus verdit / au-dessus de la mer de Thrace ; ainsi que mes vignoble / se reflètent dans les eaux blondes de la Garonne » / la Garonne, mon fleuve, le mont Rhodope en Thrace / région natale d’Orphée, la Moselle / que je découvre et Madeleine qui / m’a fait ce très beau cadeau de bienvenue, en me mettant / telle pépite entre les mains : / je suis chez maintenant complètement chez / moi / rue du Baoëton / en Béotie.

vignes

Journal /3 / 5 octobre 2022 

j’habite en face d’un rouge-gorge / j’aimerais, comme le propose Vinciane Despret, habiter avec lui, en oiseau, / je veux dire habiter un territoire (airitoire ? ) décrit par le chant / plutôt que par des excréments ou / des barbelés (queues d’aronde !) / Aronde d’ailleurs garée et lustrée, prête à démarrer, dans le garage de la maison Robert Schuman / que n’a-ton fait des hirondelles ? / changement de branche : twit ! / apprends d’abord à habiter en humain me perroquette le journal de huit heure / changement de branche : je relis le premier billet de ce journal / j’ai écrit bachique avec deux c / j’aime cette erreur (forme ancienne) non décelée par le correcteur / parmi d’autres / j’y lis bakchich qui me renvoie à cet Orphée corrompu que l’on aperçoit dans deux de mes textes / L’Arbre Intégral et Synapses / je collectionneur les fautes / de frappe, les coquilles, les transductions de tout ordre / quand je les vois / je les ramasse ainsi qu’un maitre responsable est ici panneauté de le faire / le 1.PeuTypo M de mon troisième prédécesseur, Loïc Demey, me parallèle donc pas mal / et m’ interrogation : son assistant vocal d’écriture se cargaison d’autant d’équivoques-t-il aujourd’hui ? / je test 1 : « Hey un petit poème » / je nouvel essai : « hé un petit poème »/ je encore : « hé un petit poème » / pourquoi « Hey « ? puis ce « hé » persistant ? / les outils sont moins intéressants quand ils s’améliorent / « et la musique, toujours neuve, avec les pierres les plus branlantes, » écrit Rilke / je ne machine à écrire pas la fin de ce billet mais c’est tout comme : / « 562 ~ quand dis-je moi aussi dira-t-on évergétisme »/ avec un trille en bout de ligne.

Journal / 2 / 4 octobre 2022 

 j’habite donc seul m’employant à cohabiter / avec quelques auteurs, quelques mythes, quelques livres / dégagés des valises / ce soir, ces Sonnets à Orphée qui m’accompagnent depuis trois ans / ce soir, dans la traduction de Jan Bollack / écrits en février 1922, il y a juste cent ans : hier / par exemple, le quatrième poème de la seconde partie : / « Ô, là c’est l’animal qui n’existe pas. / Ils ne le savent pas, et ils l’ont en tout cas – aimé / – sa démarche, son port, son cou, / jusqu’à la lumière de son regard silencieux. » / c’est aujourd’hui la Saint François d’Assise, récupération et affadissement de la figure du Thrace / j’ai préféré, comme on le verra peut-être, célébrer Isotopie et Jargon /dans l’après-midi j’étais d’ailleurs avec Nietzche, passé à Metz avec la guerre, / l’année même où il écrivit son premier livre, / La naissance de la tragédie, / célébrant Dionysos par-delà toute morale, notamment chrétienne/ cette nuit, avec Baptiste Morizot, je me laisserai hanter par un nouveau cortège / épelant les préfigurations jusqu’à l’éponge ou la cyanobactérie/ et accueillant « dans l’espace clair, laissé en réserve » le poème des espèces en devenir / sur mon épaule un nareux tel qu’aperçu dans cette nouvelle phase : / 560 ~ nareux non narratogénique à prétention d’ithyphalle, / veillera sur mon sommeil.

Journal / 1 / le 3 octobre 2022 

J’habite donc à présent un gîte rural situé en ville /
un instant je suis au Brésil, pays-forêt qui, ce matin, chancelle au -dessus du vide / une sente, à deux pas, grimpe dans le brouillard /
elle croise des rues, des chemins, des allées que j’imagine cavalières /
je suis tout à coup dans une campagne de vignes, de noix, de coings, de physalis, de pommes/
j’entre en résidence : je déjeune désormais seul, en tête à tête avec mon écriture / une langue précolombienne se réservait, m’apprend un vieil entretien de Paul Veyne, un temps grammatical spécifique pour évoquer l’époque où les dieux vivaient sur terre et où les animaux avaient la parole/
je ne me souviens plus : suis-je ici pour évoquer ce temps ou pour revenir à cette langue /
en attendant une réponse, je lis le carnet de résidence de mon premier prédécesseur : Jacques Jouet /
il m’offre l’adjectif nareux (« entre bégueule et dégoutée / chochotte et rosière ») adressé dans son texte à Florence Fuchs, que je salue ici à mon tour / je ne résiste pas à citer, réciter, re-susciter le début de son poème, # 11, début que j’aurais aimé écrire ou recevoir par la poste : « un poème doit jouir d’accueillir chaque mot / de sa langue toujours extensible »/
je partage avec Jouet l’assignation à rédiger un poème par jour et avec Cossery celle de m’en tenir à une phrase /
à peine une phrase d’ailleurs, une phase plutôt, mais suffisant à ma peine  /

« 560 ~ à peine émue à peine déçue à peine perdue la joue sur son sparassis » sera celui, celle, d’aujourd’hui /
nareux-euse vient rejoindre paperolle (proustienne) glissé hier par Madeleine, sparassis (crépu) acheté au marché et ithyphalle trouvé sous la plume de Yann Diener /
ce dernier me ramenant enfin à mon objet, bacchique, de résidence.

Virginia Woolf (15.11.2021)

Une chambre à soi, cela peut être un lieu.
Quelque chose de concret. Une place où on se sent chez soi, à l’abri.
Une chambre à soi, cela peut être une idée.
Quelque chose d’abstrait. L’expression d’un sentiment, d’un besoin.

Une chambre à soi, cela peut être un lieu. Quelque chose de concret. Une place où on se sent chez soi, à l’abri.
Une chambre à soi, cela peut être une idée. Quelque chose d’abstrait. L’expression d’un sentiment, d’un besoin.
L’expression vient de Virginia Woolf, de son essai publié en 1929. Virginia Woolf considère la place des écrivaines dans l’histoire de la littérature et elle analyse les facteurs qui ont perturbé l’accès des femmes à l’éducation et à la production littéraire. Pour être capable d’écrire, d’être créative, selon la thèse de Woolf, une femme doit au moins disposer « de quelque argent et d’une chambre à soi ».
Selon elle, cette « chambre à soi » est donc une condition concrète et nécessaire de la puissance créatrice féminine, mais aussi l’expression d’une certaine liberté.
Une chambre à soi peut être tant de choses différentes. C’est quelque chose de très personnel, de très intime.
Et c’est quelque chose qui ne concerne que des femmes.
Dans l’atelier d’écriture transgénérationnel de la semaine dernière avec les étudiants et les seniors, j’ai invité les participants à réfléchir à ce que cela signifie pour eux : une chambre à soi. C’est un exercice qui permet une grande liberté de réflexion. Qui permet de se poser des questions personnelles.

 

On a besoin d’une chambre à soi pour respirer, pour penser, pour être seul. Pour être chez soi – au sens propre du terme.

Ici repose Unica (17.11.2021)

Le ciel parisien est gris et pendant la nuit, il y avait de la pluie. Les feuilles sur les chemins du cimetière Père-Lachaise, les feuilles d’automne, rouges, jaunes et marron, sont encore mouillées.
J’entre par une petite porte dans le mur, par un escalier. Sur mon portable, j’ai un plan du Père-Lachaise, pourtant j’ai des doutes sur l’itinéraire. A quelques mètres de moi se trouve un vrai plan, un plan énorme.
Jim Morrison est enterré ici, Édith Piaf, Guillaume Apollinaire, Oscar Wilde, Marcel Proust, Simone Signoret. Pour n’en citer que quelques-uns. Sur le site web de la ville de Paris on peut télécharger des plans, soit avec les tombes des personnalités les plus demandées, soit avec les tombes des femmes célèbres, ou – après tout, on est en France ! – avec des personnalités liées à la gastronomie.
La personne que je cherche, elle ne se trouve sur aucun des plans. Ni en ligne, ni hors ligne.
Après avoir jeté un œil sur le plan à côté de l’entrée, je pense savoir où il me faut aller. Pendant un quart d’heure, je me promène entre les tombes, de plus en plus découragée : Comment trouver la tombe que je cherche ? De temps en temps je m’arrête et réfléchis, suis-je déjà passée parmi ces tombes ? Je n’ai pas l’impression d’être au bon endroit. Alors je retourne à l’entrée, au grand plan, et je me rends compte que je ne me retrouve pas où je pensai être. Et c’est reparti.
Cinq minutes plus tard, j’arrive à la 9ème division, une partie plutôt petite du cimetière, pas loin de l’entrée principale. Encore une fois je me promène entre les tombes. Quand je détecte enfin la tombe, c’est une surprise. La photo sur internet avait montré une pierre tombale sombre et simple – la tombe devant moi me semble étonnamment gaie, haute en couleur, avec plusieurs bacs à fleurs.

Voilà, elle repose ici.
Unica. Unica Zürn.

Sur la pierre tombale, des noms dorés sont gravés :

BELLMER – ZÜRN

Au flanc, il se trouve une autre gravure :

Unica 1916 – 1970
Hans BELLMER 1902 – 1975

Je me demande pourquoi on a enlevé le nom de famille d’Unica. Écrit comme cela, son nom me semble intime, vulnérable. Je me penche en avant, pour pouvoir regarder la plaque entre les bacs à fleurs. La pierre tombale est mouillée, ce qui alourdit ma tentative de lire l’inscription. Avec un mouchoir je sèche la plaque. Je lis :

Mon amour te suivra dans l’Éternité

Hans à Unica

Mon amour te suivra dans l’Éternité – c’est ce que Hans Bellmer a écrit à Unica Zürn.
Pour un moment, je me tiens immobile. Je ne bouge pas. Je reste là, devant la tombe. Curieusement émue. J’ai l’impression d’avoir trouvé un petit bijou. Qu’on m’a donné un cadeau.

Écrire en français (22.11.2021)

Écrire en français reste un défi pour moi. Même si je le fais depuis plusieurs semaines. Certains jours, écrire en français est simple et facile, les mots viennent aisément, sans difficulté. D’autres jours, j’ai l’impression que la langue française, ses mots et ses expressions, m’échappe, qu’elle est si lointaine.
Mais je continue d’écrire. J’écris des mots, des mots. Des mots français.
La semaine dernière, lors de la soirée « Vers et verres », pour la première fois, j’ai lu mes petits textes en français. Les mots français que j’ai écrit pendant mon temps ici, à Scy-Chazelles.
J’étais un peu gênée. J’aurais voulu lire des textes plus beaux, plus raffinés, plus littéraires. Des textes que j’aurai retravaillé et retravaillé.
Au lieu de cela, j’ai lu mes petits textes. Mes textes qui parlent de Scy-Chazelles, de la Moselle, de mon travail. Du héron.

Des petites vignettes, des réflexions.
Au début, j’étais un peu gênée, oui. Mais après la lecture de mon premier texte, quand Jacques, le pianiste, s’est mis à improviser, la gêne a été remplacée par la joie. Par l’euphorie.
L’audience était bienveillante, avec mes petits textes en français, mais aussi avec ceux de Charline, Lorella et Paul-Matthias, les trois étudiants de Carole qui ont sacrifié leur jeudi soir, pour présenter des anagrammes qu’ils avaient écrits pendant un de mes ateliers d’écriture. Ils ont lu, ils ont chanté et joué sur le piano de Robert. Que c’était beau, que c’était émouvant, stimulant !
Cette soirée, je la garderai en mémoire comme quelque chose de brillant, de scintillant. La musique, les gens, le vin.
Mais surtout les mots, les mots. Les miens – et ceux des autres.

Les adieux (27.11.2021)

Mes deux mois à Scy-Chazelles touchent à leur fin. Mes deux mois dans cette petite ville charmante, dans cet appartement grand et lumineux. Il est temps de retourner à Berlin, à mon petit appartement à Schöneberg, à ma fidèle table qui m’attend.

Avant de quitter Scy-Chazelles, j’essaie de profiter, de profiter de tout. Des vieilles et étroites rues de Scy-haut, de la vigne, de la Moselle.

Il y a deux mois, je faisais des choses pour la première fois : me balader aux bords de la Moselle, faire les courses au supermarché, rouler à vélo électrique, passer par la Maison de Robert Schuman ou la bibliothèque, prendre le bus pour Metz, voir les chats de Tatiana et Alex – les propriétaires du gîte – passer par la fenêtre, m’installer à la table dans la salle de séjour pour écrire. Maintenant, je fais toutes ces choses pour la dernière fois.

Ces derniers jours à Scy-Chazelles, je me sens tendre, un peu mélancolique.
Quelque chose est en train de se terminer, quelque chose de beau.

Je pense à ce temps ici, en Lorraine, comme d’une période de ma vie que je garderai toujours en mémoire, au cœur.
Devant moi, il y a des jours, des semaines, des mois sombres à Berlin.
En Allemagne, les chiffres du Covid flambent, la situation est grave.
De nouveau, encore une fois.
Mais ces deux mois à Scy-Chazelles sont acquis.
On ne peut plus me les reprendre.
Quoi qu’il arrive.

Ces deux mois à Scy-Chazelles, ils sont à moi

L’ami (09.11.2021)

Ici, à Scy-Chazelles, j’ai trouvé un nouvel ami.

Je ne sais pas grand-chose de sa vie, de ses préoccupations. Je ne connais même pas son nom ou son âge.
Mais quand je me balade aux bords de la Moselle, il est presque toujours là. Il m’attend – au moins je veux y croire. Il me regarde, tranquillement, majestueux. On est là, côte-à-côte, et on observe les mouvements de l’eau.
Il ne parle pas. On se tait. C’est important dans une amitié, être confortable comme cela. Être confortable, en silence.

Pourtant, il y a des discordances.

Parfois, mon ami s’approche des pêcheurs, il reste avec eux, il m’ignore. La semaine dernière, il m’a évité. Quand je me suis approchée, il a fui. Je me sentais rejetée, blessée.
Je crains d’être trop investie dans cette amitié. Je pense qu’elle est peut-être plutôt unilatérale.
Mais dimanche dernier, dans la pluie, on s’est retrouvé. Mon ami et moi. Il m’a attendu sur le chemin, avec un regard tranquille, majestueux. La pluie ne l’a pas dérangée.

On était là, côte-à-côte. Moi et mon ami. Mon ami capricieux, le héron.

Robert (10.11.2021)

Ce sont les petits détails qui constituent la vie de quelqu’un.

Qui transforment quelqu’un en individu, avec ses habitudes, ses préférences, ses passions.
Quand j’écris des biographies, des portraits, ce sont ces petits détails que je cherche et qui m’attirent. Ce sont ces petits détails dont j’ai besoin pour avoir une idée plus précise de quelqu’un. Simone de Beauvoir, par exemple, n’aimait pas le fromage et ne fumait pas vraiment, elle clopait. Françoise Sagan buvait toujours de l’alcool fort et n’aimait pas beaucoup prendre de bains de soleil.
Cette semaine, j’apprends des petits détails de la vie de Robert Schuman.
Dans la maison de famille de Robert Schuman, ils sont partout, ces petits détails que j’adore. Des photos de représentants royaux, une loupe sur le bureau, une croix à côté du lit, un transistor avec une réception internationale, un canapé en cuir noir qui tranche avec le reste du mobilier. Et, bien sûr, des livres. Des livres partout. Des livres dans plusieurs langues.

Loïck, qui a gentiment accepté d’être mon guide privé, m’indique quelque chose dans une vitrine. J’ai envie de pousser des cris de joie : ils sont là, les quatre tomes du roman Les Mandarins. Elle est là, Simone de Beauvoir, ma Simone, dans cette vitrine, au milieu des livres de Schuman ! Moi, je suis devant la vitrine, une image en tête : Schuman, assis derrière son bureau ou confortablement dans un fauteuil, Les Mandarins en main, le regard concentré. Est-ce que ce roman lui a plu ? L’écriture de Simone de Beauvoir ? Je pourrais aussi imaginer cela : discuter de littérature avec Robert Schuman.

Oh, Robert.

Pendant mes études, Robert Schuman était un homme presque mythique, un des pères fondateurs de la construction européenne et un pionnier de l’amitié franco-allemand. Il était un de ces grands hommes qu’on commémore et qui sont presque devenus des monuments.
Mais Robert, il n’est ni un mythe, ni un monument. Il était un homme avec un cœur français et une âme européenne. Il était aussi un homme qui dormait dans un lit incroyablement petit – Loïck est persuadé qu’il dormait en position assise, comme les rois.

Des détails, des petits détails.

Schuman était aussi un homme qui détestait conduire et pour cette raison préférait faire de l’auto-stop. Il demandait leurs coordonnées aux conducteurs et leur envoyait une lettre de remerciement, signée Robert Schuman. Quelle surprise pour ces conducteurs occasionnels ! L’étranger du bord de la route se révélait être un politicien connu, un ministre.
Ce sont aussi des détails importants : comment quelqu’un traite les autres. Loïck me raconte que pour les dîners avec des amis et des invités, Robert Schuman mandatait du personnel extérieur, pour soulager sa gouvernante Marie, qui normalement s’occupait de tout. Marie, qui permettait à Schuman de travailler, de réaliser ses projets politiques. Une femme qui était au second plan mais qui était essentielle. Schuman, le savait.

 

Des détails, des petits détails.

Quand je quitte la Maison de Robert Schuman, tous ces petits détails se mélangent dans ma tête. Ils forment une idée, un portrait. Un portrait d’un homme nommé Robert Schuman.

Les balades (01.11.2021)

Ça fait quatre semaines que je suis ici, en Lorraine, à Scy-Chazelles. Quatre semaines pendant lesquelles j’ai pu voir le paysage changer. Lentement, doucement.

La couleur des feuilles, les rouges, jaunes et marrons remplaçant les verts. Les arbres en tenue un peu plus légère. La lumière du soleil qui s’affaiblit. La brume qui, presque tous les matins, enrobe les champs, les prés, les chemins. La Moselle qui s’assombrit.

Ça fait presque quatre semaines que je fais des balades ici, en Lorraine, à Scy-Chazelles. Dans ce paysage changeant.

« Est-ce que tu es dans un film du Seigneur des Anneaux ? », voilà ce qu’une amie m’écrit après avoir partagé une photo de la Moselle sur Instagram.

La Lorraine, ce n’est pas la Terre du Milieu de Tolkien. Mais c’est quand-même un lieu où se trouve un peu de magie, presque partout.

Encore Unica (03.11.2021)

Elle m’échappe, Unica. Je ne sais pas encore comment la saisir.

Je sais que ça prend du temps : connaître une personne, comprendre son caractère, sa vie, son œuvre.

Avec Françoise Sagan, ça m’a pris des mois afin d’avoir une impression définitive de ce personnage. De comprendre que Françoise jouait souvent un rôle, qu’elle portait un masque – le masque de Françoise Sagan, écrivaine fameuse. C’était parfois difficile, trouver la personne derrière le masque, la personne derrière les clichés et les préjugés créés par la presse et le public.

Unica, elle ne portait pas de masque. Et quand même, elle se cachait. Un peu, au moins. 

Pour le moment, je rassemble les dates de vie d’Unica – en espérant qu’elles puissent me donner des indices sur la personne, la femme qui était Unica Zürn. Ce sont des petites choses : le fait qu’Unica a elle-même initié son divorce avec son mari, avec lequel elle avait deux enfants. A la fin des années 1940, en Allemagne, c’était courageux : être une femme, une mère divorcée, sans revenu propre, c’était mal vu par la société. Ça montre que pour Unica, il était plus difficile de rester mariée à un mari infidèle, que d’être célibataire dans une société qui valorisait le rôle de la femme comme épouse et mère.

Unica.

Elle m’échappe encore, mais je fais des progrès. Lentement, peu à peu. 

Les anagrammes (08.11.2021)

Unica Zürn, elle écrivait des anagrammes. Des poèmes anagrammes. Elle choisissait une phrase initiale – un vers d’un poème, un proverbe, une observation de la vie quotidienne – et, en prenant les lettres de cette phrase, elle en faisait des nouveaux mots, des nouvelles phrases.
Mais un poème anagramme, c’est plus que cela. Il y a là-dedans quelque chose d’autre, un sens qui dépasse le simple arrangement des lettres, des mots. Quelque chose de mystérieux. Unica le savait. Elle cherchait ce nouveau sens. Écrire des anagrammes, pour elle, c’était une obsession.
Pour les étudiants de l’Université de Lorraine, c’était un défi. Quelque chose de très difficile, parfois impossible. Pendant l’atelier d’écriture à la Maison de Robert Schuman, ils ont soupiré. Ils ont plissé le front. Ils m’ont dit que c’était trop difficile, non, mais vraiment.

C’est vrai, c’est difficile.

Mais c’est aussi un jeu, un défi. Pour moi, il est parfois plus facile d’écrire quand il y a des contraintes, des règles claires, strictes. Quand je ne suis pas seule avec la page blanche, quand il y a un cadre dans lequel on peut opérer.

Parfois la créativité a besoin d’être mise au défi.