Simone (25.10.2021)

Je parle depuis longtemps de Simone de Beauvoir aux publics, de sa vie, de son œuvre littéraire, de sa pensée philosophique, de son engagement féministe.

J’étais censée me rendre en France l’année dernière, lors de la publication de mon livre Oh, Simone ! en français. Mais à cause de la pandémie, c’était impossible, et alors je suis restée à Berlin, où j’ai donné des interviews à des médias français en ligne ou par téléphone. J’étais déçue, triste. Je me sentais dupée, privée de cet événement singulier.
Mais plus qu’une année après, je suis finalement en France, avec mon livre, avec Simone.
Et comme en Allemagne, lors de la manifestation à l’Institut-Goethe de Nancy, il y avait tout le monde. Des hommes, des femmes. Des jeunes, des personnes âgées. Ça m’étonne encore : le fait que Simone touche autant de gens. Qu’il y a quelque chose en elle, en sa pensée, ses livres, qui a de l’importance pour nous, aujourd’hui.

C’est l’impression que j’avais aussi du Café Littéraire. Je me suis rendue à la Bibliothèque de Scy-Chazelles samedi dernier pour discuter avec un groupe de lecteurs enthousiastes de la littérature, pour discuter de mon livre et de Simone. Lors de la pause-café, il y avait une dame, plus âgée que moi, qui a partagé cette expérience d’être fortement marquée par Simone de Beauvoir – tout en restant critique envers quelques parties de sa vie ou de sa pensée.
Je pense que c’est possible : avoir un modèle, une idole, quelqu’un qui nous inspire et qui nous amène à nous poser des questions sur notre vie – mais sans l’idéaliser. Sans le mettre sur un piédestal. Sans oublier que chaque être humain commet des fautes, peut avoir des côtés problématiques.
Et quand même. Si je suis aujourd’hui féministe et auteure, c’est grâce à Simone. Elle n’était pas ma seule influence, mais elle a été cependant déterminante.

Je continue de lire l’entretien avec Annie Ernaux (L’écriture comme un couteau) et je trouve un passage dans laquelle elle parle de l’influence du Deuxième Sexe, qu’elle a lu, comme moi, à dix-huit ans :
« Je me souviens de cette expérience de lecture, dans un mois d’avril pluvieux, comme d’une révélation. Tout ce que j’avais vécu les précédentes années dans l’opacité, la souffrance, le mal-être, s’éclaircissent brusquement. De là me vient, je crois, la certitude que la prise de conscience, si elle ne résout rien en elle-même, est le premier pas de la libération, de l’action. »

Cette prise de conscience, comme Annie Ernaux, je la dois à Simone de Beauvoir.

Écrire une vie (29.10.2021)

 

A Strasbourg, vendredi dernier, j’ai donné une « masterclass », un atelier dans lequel j’ai parlé de l’écriture biographique féministe. C’est la première fois que j’ai pu prendre de la distance en évoquant de cette façon mon approche et l’intérêt de cette forme d’écriture devant une audience, c’est-à-dire des étudiants de l’Université de Lorraine et de l’Université de Strasbourg. Nous nous sommes retrouvés à la MISHA, dans la Salle de l’Europe.
Normalement, quand j’écris mes livres, je travaille plutôt instinctivement. Je n’ai pas une approche formalisée. D’une part, cela est dû au fait que je travaille en tant que journaliste depuis longtemps – écrire et rechercher sont des activités que je « fais », tout simplement. D’autre part, cela est dû au fait que chaque livre est différent. Bien sûr, après avoir écrit quelques livres, j’ai une idée générale de la manière de le faire. Mais écrire sur Françoise Sagan était très différent de la manière d’écrire sur Simone de Beauvoir. Il n’y a pas « le » processus qui marche pour tous les livres. Il faut le réajuster avec chaque nouveau livre.

En préparant la masterclass, il me fallait alors formaliser ce processus, trouver des choses en commun pour toutes mes biographies. Ce fut un bon exercice.
J’ai alors parlé de mon processus de création sur les biographies : faire un portrait, une présentation critique. Écrire une biographie « féministe » ne veut pas dire, au moins pour moi, une biographie uniquement positive. Ce qui m’intéresse ce sont les femmes avec toutes leurs fautes, leurs faiblesses de caractère.

En même temps, parce que j’écris sur des femmes, j’écris souvent à l’encontre des préjugés, des clichés et des attentes. Généralement, les hommes, en tant que figures publiques, ont souvent la « permission » d’être imparfaits, compliqués, problématiques et controverses, contrairement aux femmes.

Écrire une vie, ce n’est jamais facile. Mais c’est encore plus difficile quand il s’agit de vies des femmes.

Une chambre à soi (20.10.2021)

Cela fait maintenant 17 jours que je vis dans cet appartement grand et lumineux à Scy-Chazelles et je commence à me sentir vraiment chez moi.

Chez moi, normalement, c’est un petit appartement à Berlin, dans le quartier de Schöneberg. Mon appartement à moi, ma chambre à moi.

Elle était là, cette chambre à moi, pendant tous ces mois de pandémie, pendant tous ces confinements. J’ai appris à apprécier cette chambre de nouveau, cette chambre où il y a ma table, mes livres. Une chambre qui me permet de travailler, de me sentir en sécurité.

Et pourtant.

Jusqu’au début de la pandémie, j’aurais toujours affirmé que travailler chez moi ne me dérange pas du tout. J’aurais affirmé que tout ce qu’il me faut, c’est ma table et mon ordinateur. Mais tout d’un coup il se trouvait que le café au coin de la rue était devenu – inconsciemment – une partie de mon bureau. Il me manquait.

J’aspirais à une table qui n’était pas la mienne, à un espresso qui n’était pas préparé pour moi. J’aspirais à être entourée par d’autres gens et quand même seule. J’aspirais à ce fond sonore que seuls les cafés peuvent engendrer – un tapis à sons émanant du cliquetis de la vaisselle, du feulement de la cafetière, du bruissement du journal et des conversations des autres clients. Pour travailler, il me faut normalement du silence, il m’est impossible d’écouter de la musique ou de la radio, puisque cela me divertit. Le café n’est pas silencieux, mais il y règne une sorte de non-silence dans lequel je suis capable de travailler excellemment.

Parfois, j’ai eu l’impression que ma table me regardait d’une façon accusatrice – peut-être­ –   savait-elle qu’elle avait une concurrente, dont l’avantage le plus grand était de ne pas faire partie de mon appartement. Tiens, table, j’ai alors pensé, tu sais très bien que sans toi, rien ne va.

Elle m’attend à Berlin, ma table fidèle. Dans ma chambre à moi.

Mais pour le moment, je suis ici, à Scy-Chazelles, dans une autre chambre à moi, où je m’assois chaque jour devant une autre table. Je pense que ma table berlinoise comprend cela. Nous deux, nous avons passé trop de temps ensemble pendant ces mois de pandémie. Il nous faut maintenant un peu de distance.

Et dans quelques semaines, je rentrerai plus détendue, remplie de nouvelles impressions et expériences. Je rentrerai chez toi, ma chère table.

Pour l’instant, je profite de cette grande table, une table avec vue sur une terrasse. Ma table à Scy-Chazelles, dans ma chambre à moi.

Les mots d’Annie Ernaux (23.10.2021)

J’ai emmené très peu de livres avec moi en France. Mais dans le lot, il y a un entretien entre Annie Ernaux et Frédéric Yves Jeannet : L’écriture comme un couteau.

Le titre me plaît beaucoup, d’autant plus que mon ami italien Federico m’appelle toujours « Couteau Korbik ». Malheureusement, ce n’est pas à cause du fait que mon écriture est comme un couteau, mais parce que, quand je tape sur l’ordinateur, je le fais d’une manière plutôt forte, brutale. Federico trouve cela assez amusant. Moi, je préfère bien sûr imaginer que mon écriture est aussi précise et pertinente que celle d’Annie Ernaux. C’est important, imaginer.

Mais bien sûr l’écriture d’Annie Ernaux est singulière.

Dans cet entretien avec Frédéric Yves Jeannet, Annie Ernaux dit : « D’autre part, je suis persuadée que la syntaxe, le rythme, le choix des mots, correspondent à quelque chose de très profond, où se combinent les marques des apprentissages multiples (textes classiques étudiés pendant plusieurs années à l’école, découvertes successives, personnelles, d’auteurs) et ce qui n’appartient pas à la littérature, qui relève de l’histoire de celui qui écrit. »

L’écriture comme une expression de l’histoire personnelle, de toutes les choses apprises. De tout ce qui nous inspire.

Au fils des ans, les mots d’Annie Ernaux m’ont beaucoup appris, ils m’ont inspiré. Ce sont des mots qui me nourrissent encore.

La sororité (11.10.2021)

 

Pour le lancement de ma résidence, Carole Bisenius-Penin – qui m’a reçu chaleureusement à Scy-Chazelle – a eu l’idée d’organiser une table ronde autour du sujet des femmes libres et du féminisme.

Alors nous nous sommes retrouvées hier, à l’auditorium de la Maison de Robert Schuman, avec Anne-Cécile Mailfert de la Fondation des Femmes, et trois représentantes de l’organisation arc en ci.elles de Sciences Po Strasbourg, Nolwenn, Sarah et Juliette.

Parfois j’oublie à quel point cela fait du bien, d’échanger avec d’autres femmes qui mènent cette lutte féministe, cette lutte pour l’égalité des sexes. A quel point cela me donne de l’énergie, m’inspire.

En anglais, il y a l’expression « preaching to the choir », qui signifie littéralement « prêcher à la chorale paroissiale », et au sens figuré « enfoncer les portes ouvertes ». C’est quelque chose dont je m’inquiète depuis longtemps. Mes événements attirent souvent des gens qui s’intéressent au féminisme, qui trouvent que l’égalité des sexes demeure encore un combat. En même temps, lors d’interviews, certains confères journalistes veulent savoir ce que je fais pour promouvoir mes idéaux et mes revendications chez les autres, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas encore convaincus.

J’hésite. J’hésite entre le désir de convaincre les autres que le féminisme est important, qu’il reste encore beaucoup à faire. Et le désir de ne pas devoir expliquer sans cesse une chose qui devait être évidente. Et alors je pense : Mais est-ce que je n’ai pas une certaine responsabilité ? Est-ce que ce n’est pas le devoir le plus important, de convaincre les gens à propos de cette cause ?

Dans un essai, l’auteure américaine Rebecca Solnit revient sur l’expression « preaching to the choir » et rappelle la nécessité de toujours échanger avec ceux qui partagent déjà la même opinion. D’après elle, il est aussi important de motiver les déjà-convaincus : il s’agit d’utiliser les convergences, les points communs, et de les prendre comme point de départ. De mettre le dénominateur commun au centre, afin d’agir collectivement.

Je me rends toujours compte de cela quand, à l’occasion d’un événement, j’ai des entretiens avec des personnes qui partagent les mêmes idées que moi. Je rentre à la maison pleine d’entrain, puisque je sais que je ne suis pas seule avec ce que j’essaie de faire, avec ce combat.

Se motiver et soutenir réciproquement est important, c’est une des conditions pour pouvoir agir politiquement et socialement, de quelque façon que ce soit.

Les mots de Rebecca Solnit sont pour moi alors un rappel. Un rappel que je ne dois pas toujours justifier en expliquant mes convictions. Un rappel même si certains jours je ne me sens pas capable, émotionnellement et physiquement, de convaincre quelqu’un de la nécessité du féminisme.

Il est peut-être vrai que souvent, je « prêche à la chorale paroissiale ». Mais ce n’est pas inessentiel, au contraire. C’est indispensable. Parce que ces « déjà-convaincues », elles aussi ont des doutes, elles sont fatiguées, endurcies. Et parce que nous avons besoin de nous rassurer et nous réconforter réciproquement. Pour les luttes qui sont encore en train d’être menées, pour les voix qui restent à conquérir.

Pendant la discussion j’ai regardé Sarah, Nolwenn, Juliette et Anne-Cécile – mes sœurs. Et je me sentais pleine d’énergie, pleine de motivation.

Il est beau de faire partie de cette « chorale paroissiale ».

Les enfants (15.10.2021)

Hier je me suis rendue à Le Ban-Saint-Martin pour rencontrer Karine Cerf et les enfants à l’école primaire Paul Verlaine. Les enfants ont tous environ 8 ans et ils avaient préparé des questions pour moi : Combien de livres est-ce que j’ai écrit ? Où est-ce que j’habite ici en France ? Mes livres ressemblent-ils à ceux d’Harry Potter ?

Quand j’ai montré mon livre Oh, Simone ! et que j’ai posé la question si quelqu’un connaissait la femme reproduite sur la couverture, presque toutes les mains se sont levées : « Simone ! C’est Simone ! ». J’étais impressionnée – soit les élèves étaient bien préparés en avance par leur formidable maîtresse, soit il s’agit d’enfants précoces qui adorent simplement Simone de Beauvoir. Je suis persuadée qu’il s’agit bien de la seconde possibilité. Bien sûr.

Unica (18.10.2021)

La semaine dernière, à la Maison Robert Schuman, c’était la première fois que je parlais publiquement d’Unica. D’Unica Zürn, écrivaine, artiste et poétesse allemande. Voilà, encore un de ces mots français que j’adore : « poétesse ». Je sais bien sûr que c’est un terme peu courant, on parle plutôt de « poète ». Mais c’est un terme qui me semble plus juste, puisqu’il contient quelque chose qui dépasse les lettres qui le constituent. Un sens, une musique.

Oui, elle était poétesse, Unica. Artiste. Écrivaine. Une femme qui s’est immortalisée dans des anagrammes ambigües, des dessins filigranes et des histoires complexes. Une femme dont l’œuvre se situe à la frontière des genres, entre songe et réalité, entre mélancolie douce et tristesse profonde. Une femme qui, pendant des années, menait une vie normale, une vie d’épouse et de mère de famille à Berlin, sa ville natale. Une femme qui, après son divorce, devait se débrouiller tout seule. Une femme qui a su se créer de nouveau en quittant Berlin pour s’installer à Paris en 1953 avec son nouveau compagnon, Hans Bellmer, un artiste surréaliste. Une femme qui s’est battue contre une maladie mentale. Une femme qui aujourd’hui est presque oubliée en Allemagne, où elle est surtout vue comme la partenaire d’un homme fameux, comme la « femme de » – ou comme la « folle », comme un personnage tragique.

J’ai parlé de cette femme, Unica Zürn, devant un groupe d’étudiants de l’Université de Lorraine. J’avais préparé une présentation, avec des images d’Unica, des reproductions de quelques-uns de ses dessins. J’étais un peu nerveuse : normalement, je n’aime pas parler des projets qui sont encore en cours. Peut-être que je crains de ruiner ce que je suis en train de créer. Peut-être que je crains que le produit final ne réponde pas aux attentes. Peut-être que je me sens vulnérable.

Avec Unica, je suis qu’au début de ce projet dont j’aimerai qu’il devienne un livre. Le début d’un projet, c’est un moment sacré, tout semble possible. Comme Hermann Hesse écrit dans son poème Stufen :

« Et à chaque début est inhérent un charme

Qui nous protège et nous aide à vivre »

(en allemand : « Und jedem Anfang wohnt ein Zauber inne/der uns beschützt und der uns hilft, zu leben)

Mais le début, c’est aussi un moment tendre, personnel, un moment que j’aime garder pour moi – parce que tout semble possible, oui, mais en même temps, je ne sais pas encore dans quelle direction le projet se développera. Il y a de la confusion, de l’insécurité.

Pourtant, la semaine dernière, j’ai partagé mon projet, mon projet qui vient de commencer, mon projet en cours de développement, avec d’autres. J’ai partagé Unica. Et cela m’a stimulé. J’étais rassurée sur l’écriture de cette biographie fragmentée dédiée à Unica.


Les mots (06.10.2021)

Premiers jours en France, premiers mots que j’écris en français. J’ai l’habitude d’écrire, mais je n’ai pas l’habitude d’écrire en français. Écrire en allemand, je le fais à l’instinct, rapidement. Écrire en français, je le fais avec discernement, lentement. Les mots m’échappent, ils ne sont pas à ma disposition.

Pendant mes premières heures à Scy-Chazelles, je ne me rappelle pas les termes pour dire « Rücken » (le dos) et « Waage » (la balance), entre autres. Des termes ridicules, des termes que je connais. Normalement.

Mais ce n’est pas grave. Les mots viendront. Je les ai invités chez moi, dans cet appartement grand et lumineux. Les mots viendront.

L’écrivaine américaine d’origine indienne, Jhumpa Lahiri, écrit dans En autre mots, un essai sur son apprentissage de l’italien – une langue que moi aussi, je suis en train d’apprendre – or il y a toujours un moment d’hésitation avant d’entrer dans une langue. Avant de se plonger dans cette langue comme dans un lac ou une rivière et de se laisser emporter par les mouvements de l’eau. Ça fait longtemps que j’ai vécu en France, longtemps que je me suis plongée dans ce lac, le lac de la langue française.

Le deuxième et troisième jour à Scy-Chazelles, il pleut. J’observe les gouttes d’eau qui tombent et j’écris. En français. Peut-être il n’est pas nécessaire de se plonger dans un lac directement. Peut-être suffit-il, dans un premier temps, de sentir la pluie sous la peau.


La musique (08.10.2021)

Hier j’ai vu – ou plutôt : écouté – un concert de mandoline à l’Église Saint-Gorgon à Lessy. C’était l’Orchestre de Chambre de la Jeunesse Mandoliniste d’Hagondange. J’aime l’expression « jeunesse mandoliniste » et j’aime le nom « Hagondange ». Il me semble étrange, mystérieux, et ma langue allemande a des difficultés à le prononcer.

C’est Yannick Groutsch qui m’a proposé d’aller voir ce concert avec lui et sa femme Chrystèle, un concert qui a lieu dans le cadre du festival Musiques sur les Côtes. Je suis encore un peu hésitante en matière d’événements publics. Bien que je sois vaccinée. Bien que je porte toujours mon masque. Il reste une certaine réticence, une réticence qui d’une part m’apparaît prudente, et d’autre part fatigante.

On ne peut pas vivre comme cela, éternellement réticent.

À Berlin, les dernières semaines avant mon départ en France, j’ai recommencé à aller au cinéma. Il m’a tellement manqué, le cinéma. J’avais un désir transcendant de voir des « blockbuster », des films à l’échelle gigantesque, de m’immerger dans les images, les paysages cinématiques. D’abord j’ai vu Dune, après James Bond.

Hier, à l’Église Saint-Gorgon, j’ai été surprise de constater que la musique aussi m’a manqué. La musique en live, sur scène. Il avait un sentiment curieux de faire partie d’un groupe, d’une foule. De voir les réactions et les émotions des autres, malgré les masques omniprésents.

J’étais assise à ma place, sur cette banquette étroite, et j’écoutais la musique. Quelle belle musique, et quelle énergie en scène. J’écoutais et je pensais qu’il s’agissait d’une leçon covidienne que j’aimerai préserver : apprécier les petites choses. Les concerts. Les films au cinéma. Les lectures. Prendre un pot avec une amie dans un bar. Être en bonne santé. Avoir une expérience collective merveilleuse.

Je suis retournée à la maison, la musique encore dans mes oreilles, une musique qui vibrait dans mon corps entier.e morceau gris du ciel.

Alors, je marchais. Je marchais de Schöneberg à Kreuzberg, de Kreuzberg à Mitte, et de Mitte à Schöneberg. Je marchais de l’automne vers l’hiver, de l’hiver vers le printemps. Je marchais.

Je marchais et j’espérais.

Depuis quelques jours à Scy-Chazelles, je marche pour découvrir les environs. D’autres jours, je marche aux bords de la Moselle, en suivant mon trajet favori. Un trajet qui me permet de rêvasser.

Elle est si belle, la Moselle. La Spree est un fleuve de grande ville, elle peut être dure, brusque. Elle est largement encadrée par Berlin, par le béton, par des immeubles. La Moselle me semble plus libre, plus douce, plus sereine.

Quand je marche aux bords de la Moselle, chaque fois je découvre quelque chose de nouveau. Un changement de lumière, un mouvement de l’eau. J’inspire profondément. Je suis sûre qu’il est possible de conserver tout cela, les couleurs, les odeurs, la lumière, pour les mois sombres à Berlin.

Les balades (09.10.2021)

Tous les jours, je marche aux bords de la Moselle. Je ne me promène pas, je ne flâne pas, je ne me balade pas : je marche.

Marcher a été une des choses qui m’a aidé à surmonter les phases les plus difficiles de la pandémie. Les mois sombres. À Berlin, l’hiver me semble toujours être plus funèbre qu’ailleurs. À Berlin, en hiver, on a parfois l’impression que le ciel ne bouge pas. Chaque jour on regarde de nouveau le même morceau gris du ciel.

Alors, je marchais. Je marchais de Schöneberg à Kreuzberg, de Kreuzberg à Mitte, et de Mitte à Schöneberg. Je marchais de l’automne vers l’hiver, de l’hiver vers le printemps. Je marchais.

Je marchais et j’espérais.

Depuis quelques jours à Scy-Chazelles, je marche pour découvrir les environs. D’autres jours, je marche aux bords de la Moselle, en suivant mon trajet favori. Un trajet qui me permet de rêvasser.

Elle est si belle, la Moselle. La Spree est un fleuve de grande ville, elle peut être dure, brusque. Elle est largement encadrée par Berlin, par le béton, par des immeubles. La Moselle me semble plus libre, plus douce, plus sereine.

Quand je marche aux bords de la Moselle, chaque fois je découvre quelque chose de nouveau. Un changement de lumière, un mouvement de l’eau. J’inspire profondément. Je suis sûre qu’il est possible de conserver tout cela, les couleurs, les odeurs, la lumière, pour les mois sombres à Berlin.

J’ai trouvé la forêt. Il suffit de monter, tout droit.

Le temps est beau, c’est fou, le soleil brille. Enfin !

Nous marchons sur les coteaux, au-dessus du village. Il y a du vin de Moselle, des vignes qui produisent du vin de Moselle, des arbres fruitiers en jachère, des champs bien tondus, une machine agricole que la végétation a recouvert, comme une sculpture contemporaine.

 

La forêt est là-haut, nous y arrivons. J’apprends à reconnaître les hêtres, au tronc lisse, tacheté de blanc à cause d’une maladie, les troncs sont lisses et filent tout droit, montent tout droit, on a envie de les toucher, de les serrer, de les remercier. Marcher en forêt est facile, le sol est meuble mais pas mouillé, la terre est tendre, on gravit lentement, dans un crissement d’humus, on arrivera petit à petit en haut du mont Saint-Quentin, couronné de forêt.

 

Une fois en haut, sur le plateau qui ressemble à l’Aubrac, Jean-Jacques me montre un carré de chocolat. Un carré de chocolat fondu puis refroidi, chocolat noir je dirais, croqué sur les bords.

C’est du fer à l’état brut, à l’état pur. C’est en fait un éclat d’obus. La montagne est ainsi constellée de ces souvenirs de bataille, on en trouve partout, paraît-il, de ces morceaux de fer. Marcher sur un mont sacré, conquis et reconquis, stratégique, qui domine toute la vallée, les vallées, surveillait les Huns, les Germains, les Fritz, les Teutons. Matait les Bourguignons, les Franzose, les ambitieux de toutes sortes. Ça canardait. L’éclat de fer est sur ma table maintenant. J’ai tout le temps envie de le croquer. Chocolat ? Ah, non, fer.

(parce que sur ma table à Paris traînent toujours des bouts de chocolat).

 

Quand nous redescendons, sur l’autre versant, au nord (l’adret ? vieux souvenirs de cours de biologie – les sciences de la vie), sur ce versant enneigé l’hiver, quand nous rentrons encore dans la forêt, un groupe de cyclistes apparaît, ils tournent et vont là où la forêt est la plus profonde, petits éclats de couleurs dans le vert dominant – tenues vinyles, acryliques, synthétiques, protectrices, isothermes, hermétiques, tenues de VTT du dimanche, petit troupeau chamarré, un méli-mélo de couleurs à la queue-leu-leu. Ils disparaissent dans la futaie, sous les hauts arbres, il doit bien y avoir encore des hêtres, là-dedans, au tronc presque tropical, à force d’être lisse, et gris, ou noir.

La forêt est le lieu des découvertes. On y aperçoit toujours quelque chose. Tiens, une source ?

Tiens, un champignon (et Madeleine raconte le jour où elle a mangé des champignons vénéneux – pas venimeux comme une vipère, non, ces fameuses vipères aspic qu’on trouve par ici – mais suffisamment empoisonnés quand même pour déclencher vomissements et hallucinations).

Tiens, un vieux mur bien construit, bien développé – et tout le monde se demande ce que c’est. Un abri pour les forestiers ? Une ferme ancienne ? Georges, notre guide, l’appelle le palais du facteur Cheval. Nous sommes bien profonds dans la forêt.

Tiens, un arbre déraciné, abattu, ses longues et grosses racines exposées, il vit encore. Sur son tronc poussent de jeunes arbres, des rejets, ça repart. Jean-Jacques explique que seule l’écorce est vivante, le bois, lui, le beau bois dont on compte les cernes pour découvrir son âge, le bois est mort – mais le mot ne convient pas, il existe d’une belle mort, il est prêt à faire de beaux meubles, ce beau bois blond, et roux, et lisse, de soixante ans d’âge. La peau qui le recouvre palpite encore, et d’elle poussent des rejets – le mot est étrange et pourtant c’est bien ça, je vérifie.

Tiens, un insecte royal, roulant sa bosse de scarabée dans l’herbe, se hâtant, et pourtant si lent à nos yeux, roulant sa bouse précieuse, il passe, il passe le chemin, il traverse, ça dure des plombes – mais nous ne l’écrasons pas.

D’ailleurs, il n’y a pas eu de scarabée aux reflets bleus, pas ici, pas en octobre.

 

Nous continuons à marcher, on suit Georges. Par là. Hop, par là. On monte, on descend, on bifurque, on sillonne la belle montagne sacrée au-dessus de Metz.

Georges est vif, aérien, il parle beaucoup, il connaît la forêt. Son œil frise. Il adore cet endroit.

Il nous communique sa passion.

Plus bas, là-bas, il y avait « le bois des Russes ». L’expression m’enchante. On ne sait pas. C’était peut-être quelques prisonniers, mais y eut-il des Russes prisonniers ici en 44 ?

Je garde l’expression, mystérieuse, comme dans un conte. Le bois des Russes rend la forêt encore plus mystérieuse, dangereuse, magique, envoûtante, excitante – tout ça à la fois.

Plus haut, sur le rehaut, du côté de Plappeville – ce nom, déjà ! ce nom qui m’amuse comme celui d’Amnéville, la ville de l’amnésie – plus haut, là-bas, un fort militaire. Nous nous en approchons. Le site abrite des chauves-souris, chiroptères protégés. On sait depuis le virus à quel point ces animaux sont intéressants. Mais on ne veut pas qu’ils nous contaminent, on préfère qu’ils restent dormir tranquillement dans le fort (de toute façon on ne va pas les manger, ni les vendre au marché).

 

Le mont Saint-Quentin est troué de galeries, hérissé de forts, passé et repassé à la moulinette des guerres, de l’Histoire, Georges dit qu’on y brûlait des sorcières, là-haut, autrefois. On y pratiquait le sabbat. Mais aussi, toujours et toujours, les guerres. La dernière est encore bien visible. On tombe sur un blockhaus, sur le bulbe métallique d’une galerie, sur une coque d’acier percée de trous pour les mitraillettes, c’est une structure demi-sphérique assez large, de ce même fer que mon carré de chocolat, brun léger et mat, et griffé. Le métal porte encore les cicatrices d’obus.

Oh, et j’oubliais, plus tôt, dans la nature, la forêt, on a passé de gros trous, tout ronds, bien profonds, recouverts de feuilles, et tout le monde, en passant, l’un après l’autre, a demandé : – C’est des trous d’obus ? Mais Georges n’était pas sûr.

Oui, ici, le sol est creux, sillonné de galeries – mais ce n’est pas la ligne Maginot, plus au nord.

Surgissant dans l’herbe, il y a ces postes de tir, pour défendre une dernière fois, et tant pis pour la guerre, tant pis pour l’honneur, pour la vie, ce sacré mont Saint-Quentin et cette Lorraine ouverte à tous les vents, envahie et ré-envahie, qu’on perdra à nouveau.

Nous redescendons et laissons les signes de l’Histoire derrière nous.

Nous retraversons la forêt et les plateaux, nous retrouvons un chemin qui ramène au village.

« Autrefois », dit Georges, « autrefois, de là-haut, du plateau, on pouvoir voir rougeoyer les hauts-fourneaux d’Uckange, d’Hayange, d’Hagondange, là-haut, vers le nord ».

« Tout était illuminé ».

 

Mais il n’y a plus rien, bien sûr, maintenant.

En montant par les chemins de Scy-Chazelles, on serpente entre les murs, on marche tranquillement, on a tout le temps, c’est le confinement.

 

Le second.

On ne sait plus si on est dehors ou dedans. Si l’on travaille ou si l’on se confine, s’il faut rester chez soi ou faire 10 000 pas par jour.

Il n’y a personne.

Dans le lotissement, les gens font des balades de confinement. On les reconnaît à ce rythme résolu, on a une heure, on sort, parce qu’il faut bien sortir.

Toute joie s’est envolée.
Le silence retombe sur l’avenue de la Liberté.
Une rare voiture, et encore…

Une ville morte.

 

Le beau chêne a perdu ses feuilles, comme un crâne déplumé, il lui reste encore quelques beautés.

Le rouge de l’érable, au sol.

Le jaune du gingko, et ses petites feuilles en éventail.

Le vent souffle, bientôt il fera tomber tout le reste, il abattra les arbres, les murs.

Il nous abattra.

 

Je monte à travers les jardins, par les chemins de Scy-Chazelles.

Je longe la clinique qui traite les problèmes d’obésité, ou de dénutrition. J’imagine les gros et les maigres, dans cet établissement. C’est comme si on mettait les alcooliques et les abstinents ensemble, les dépensiers et les avares, les bavards et les mutiques. Je passe devant la maison de Robert Schuman, fermée maintenant. Je dépasse les pères de l’Europe, figés dans le fer. Non, je ne passe pas par là.

Mais je monte, je monte, j’atteins.

Le village.

Et ses jolies petites rues. Je passe devant la mairie. J’arrive au centre du village. On croise quelques ombres, rares passants, attestation dans la poche. Le ciel est gris, de lourds nuages balaient la Lorraine, l’humidité est constante. Au loin, comme un charme, la rumeur de la ville, le bruit de l’autoroute.


Je vais à l’esplanade.

Je regarde le monde, les coteaux au loin, les beaux gros filaments de pluie.

On ne peut plus aller, bouger, partir.

Soudain, ces collines me semblent loin, piquetées d’éoliennes. Soudain, je ne peux plus me projeter. Je ne vois pas la ligne bleue des Vosges (que l’on voit, paraît-il, par temps clair). Je ne vois pas l’Allemagne, ni le Luxembourg. Ni l’Alsace. Je n’irai nulle part. Je resterai à Scy-Chazelles, dans la bulle kilométrique.

Depuis l’esplanade, le belvédère, on voit la Lorraine.

Personne aujourd’hui sous les beaux arbres, devant cette vue panoramique.

Je ne peux plus partir.

Je ne suis plus libre.

Je peux juste rentrer chez moi.

 

Malgré la solitude, le mauvais temps, cette vue me fait du bien. Malgré le confinement –ou peut-être à cause de lui – regarder loin apaise. La connexion neuronale se fait. C’est ce qu’on ressent quand on quitte Paris, quand on arrive à la campagne, qu’on monte sur une colline. Cette sensation fait du bien. Et particulièrement aujourd’hui. Ici.

Je reste quelque temps à regarder les nuages, je distingue un château d’eau, des maisons basses, à gauche la voile blanche de Pompidou, et la cathédrale noyée.

L’esprit se remplit du vaste.

C’est le vaste monde in-visitable, qui s’est reculé. C’est le monde comme autrefois, au temps des chemins de la Préhistoire comme disait Duras. Aller là-bas, une expédition.

Les trains, les avions sont abolis. Les voitures aussi.

Je sors mon téléphone et photographie. Pour me rappeler.

Mais je me rappelle quand même.

Je la connais, cette vue.

C’est le fleuron de Scy-Chazelles.

Une vue mythique, dit Carole.

Sous les beaux marronniers.

 

On ne peut plus aller là-bas, on ne peut plus partir en weekend, sortir en ville, aller en forêt (ou si peu, si vite, on ne peut plus aller dans les autres forêts, juste l’approcher, ici, la toucher du bout du doigt, du bout des yeux).


On doit sillonner les chemins de la commune, entre les murs des propriétés. Inventer sur maps de subtiles variations, débusquer un raccourci, tenter ce passage. S’approcher de cette belle villa remarquée depuis la route, en bas.

Entre Moselle et forêt, la bulle se referme.

 

Le temps avance.

Les arbres perdent lentement leurs feuilles, il me semble que la forêt est moins touffue, les branches apparaissent. Le vert se fait plus rare. Les couleurs aussi, finalement. C’est moins luxuriant, moins épais. On marche dans la couleur, par terre. On pourrait s’amuser à shooter dans les feuilles. La terre brune est glissante, grasse. Un chat passe à toute vitesse. Le renard de l’autre jour a rejoint son terrier. Les troncs lisses luisent de pluie. Un arbre au branchage fou est certainement un hêtre – c’est ce que j’ai appris – il se déploie dans toutes les directions tel Vishnou, ou Shiva, je ne sais pas. Le saule pleure doucement. C’est le seul arbre devant cette maison, quelle tristesse. L’allée de peupliers n’a pas encore été abattue malgré certains projets dont j’ai entendu parler. Les marrons sont posés bien tranquillement par terre. Les prunes pourries aussi. Et les baies tentatrices me font de l’œil au bout des branchages. Ça sent le sapin, mais oui, et c’est une bonne odeur, piquante – je n’aime pas cette expression, de toute façon. Ça sent la terre, la pluie. La forêt, pas trop. Je ne connais pas le nom des arbres. Toujours pas. Après des jours, ici, au bord de la forêt, j’ai toujours quelques mots. Un vocabulaire limité. La haie de thuyas sent la pisse de chat. Et les roses déclinent. La vigne vierge est de plus en plus rouge, lumineuse. Et cette maison aux volets bleus, à qui appartient-elle ?

Il y a un truc avec les volets bleus, un simulacre de bonheur, un cliché.

Mais on voudrait, pourtant, appartenir à cette famille.

Vivre dans cette jolie maison aux volets bleus.

Emmener ses enfants à l’école le matin, monter dans la grosse voiture qui emmène au travail. Planter un arbre qu’on verra, lentement, grossir et grandir, témoin de notre vie future. Et passée. Irrémédiablement passée.

Nous courons. Nous courons avec Yannick. Nous montons par les coteaux. Nous joggons entre les maisons, entre les propriétés. C’est difficile. Je souffle. La chienne de Yannick est en avant. Dalhia, comme Dalhia noire. Toute belle. Vive. Jeune encore. Détachée. En avant, en arrière, quand je traîne elle m’attend. Je souffle, je souffle. On s’élève peu à peu. On quitte la nationale. On monte dans la beauté. Dans les couleurs de l’automne. 

 

C’est les dernières maisons.

La vigne, les champs apparaissent.

 

Le mont Saint-Quentin.

Hop, hop, hop, à petites foulées.

On entre dans le bois, sous les arbres, on monte encore. Yannick arrive à parler en courant. Pas moi. Il est devant. On marche parfois. Yannick parle encore.

Nous arriverons bientôt tout en haut, très loin, plus loin, près des forts.

Les forts apparaissent, avec leurs ravins, leurs interdictions de pénétrer. Sous peine d’amende, de risque de mort. Les anciens ne venaient jamais par là. Les anciens ne montaient jamais au Saint-Quentin. C’était militaire, dit Yannick. Toute la montagne était militaire, creusée, trouée, lacérée, cimentée, aménagée depuis des générations. Il fallait se protéger, d’un côté comme de l’autre. Et ces vulnérables forts apparaissent, ces impressionnants remparts. « Les enfants doivent être tenus par la main », indique le panneau.

Il y a des trous, dit Yannick.

Des mines ?

Non, pas vraiment, surtout des trous, et le risque de chutes de pierre.

Et celui d’une mauvaise rencontre.

– Au Saint-Quentin, le risque d’une mauvaise rencontre est le plus grand le dimanche matin, tôt.

On viendrait ici pour s’alcooliser, se droguer.

Les forts du Saint-Quentin sont un terrain de jeu, un rêve pour les Urbex, les explorateurs des décombres. On a envie d’entrer dans ces tunnels, de marcher dans ces constructions abandonnées, dans ces artères sous la montagne. On a envie d’explorer avec une lampe torche, de faire la fête dans les catacombes. Yannick n’y est jamais entré.

Un reste de voie ferrée témoigne de l’inconscience des hommes, de leur immense espoir. Construire des forts dans la montagne, établir une voie ferrée pour acheminer les vivres, les munitions. Dans l’herbe, entre la pierre, les rails avancent.

 

On se remet à courir.

On monte, jusqu’à l’émetteur.

Ce que tout le monde voit, de partout, dit Yannick.

La tour de télévision, ou de radio, le grand émetteur du Saint-Quentin.

Ce qu’on voit de partout. 

Même moi, je l’ai vu.

Il est énorme.

Il faut courir encore, il y a un endroit où la vue sur Metz est belle.

Et alors on verra toute la ville, enfin.

Parfois, on voit la banlieue, la voile blanche de Pompidou.

Mais pas vraiment la ville.

On entre dans la forêt, là où elle est la plus belle, on quitte les taillis, les sous-bois, les épineux, pour marcher sous les arbres hauts, pour courir sur le chemin des Amoureux.

On court en montant, je souffle, c’est le dernier faux plat.

 

 

La pluie arrive.

Des familles se promènent, bien que nous soyons en semaine, c’est les vacances, on promène les enfants.

Et nous, on attache la chienne.

Je cours, c’est un parcours de santé abandonné, quelques agrès en bois.

Je cours, je suis Yannick, il a la gentillesse d’attendre, de courir dans l’autre sens, pour ne pas perdre le rythme, se mettre derrière moi puis dépasser à nouveau, la chienne est désorientée. Tellement heureuse de courir.

On atteint presque le but.

On est sur un petit rehaut.

Ça descend sec, c’est ouvert, tout est ouvert.

 

Au loin, la ville.

Metz comme un rêve, une ville abandonnée, à conquérir, vue au fond de la plaine.

Et soudain, elle apparaît.

Cachée parmi les brun des toits, le vert du terrain.

Eclipsée par les tours au loin qu’on voit en premier, celles de Borny ou de Woippy, les vraies cités.

Elle traverse le chaos.

Elle est là, allongée, tranquille, depuis huit cent ans.

La cathédrale Saint-Etienne.

On repart tranquillement.

On ne court plus.

On redescend au village.

Même la chienne est fatiguée, calmée.

La nuit arrive vite.

Je marche dans la ville. Pleine de promeneurs, pleine de couleurs, pleine de fureur. La ville est douce. Devant la cathédrale, l’application pour découvrir les vitraux et leur histoire ne fonctionne pas. Une grande banderole « Je suis enseignant » a été déployée sur la façade de la mairie. La place d’Armes est vide et la statue du général Fabert triomphe tout au bout, seul, devant l’office du tourisme.

 

La ville est plus jaune que jamais, avec sa pierre de Jaumont. Lundi, beaucoup de magasins sont fermés. La rue Taison est vide. Je crois que les librairies sont fermées. Je marche un peu au hasard. Je m’arrête dans un salon de thé avec vue sur la place Saint-Jacques. Le lavage des mains au gel hydro-alcoolique n’est pas obligatoire. Mon amie Aïda a eu les mains ravagées à cause de ce gel qui détruit le film protecteur de la pulpe des doigts. Elle a été opérée en urgence. Elle a témoigné sur facebook et a eu plus de 100 likes, j’ai vu pendant des jours son post avec ses doigts abîmés. J’essaie de parler fort sous le masque, mais on me fait répéter. On sourit avec les yeux, exagérément. Je monte à l’étage, dans la petite salle, avec vue sur la place. J’entends des gémissements. Je comprends que c’est la personne sourde-muette qui parle avec les mains mais pousse aussi de petits cris. Immédiatement, j’ai envie de partir. J’essaie d’avoir de la compassion ou plutôt, de la compréhension. J’essaie d’intégrer l’autre dans sa différence, d’être correct. Les gémissements ne cessent pas, de petits cris comme de souffrance, alors que pas du tout. Je bois mon café et je m’en vais. Le jeune couple à côté de la personne sourde-muette bruyante n’a pas l’air dérangé. C’est vrai, ces gémissements ne sont pas plus bruyants qu’une conversation désagréable. Nous ne sommes pas préparés au monstrueux, au bizarre. Je file. La ville noircit. L’heure d’hiver est là. Je connais le réseau de ruelles, je me perds encore. Apparemment on peut descendre vers la Moselle en prenant cette rue. Ce soir, je ne pourrai pas aller au cinéma, je raterais le bus de nuit. Je vais aller à la FNAC, regarder les livres neufs, mourir dans cette lumière violente, dans ces couleurs brillantes. L’accès est bloqué, il faut passer par le parking, question de cheminements, de sécurité. La ville COVID et ses obstacles. Je trouve le bon chemin. Je zappe le gel. Je remonte mon masque. « Bonjour » (sous le masque). Sourire (avec les yeux). Ici, c’est Paris. C’est la même FNAC partout, la même lumière, les mêmes arrangements.

Je ressors, il fait nuit. C’est déjà la ville de nuit.

Je remonte le temps, je remonte le passé.

 

C’est la ville au crépuscule.

Pas encore nuit tout à fait.

Je marche et marche par les rues. Je creuse les mots, les pensées, le vide, l’ennui, je répète tout ce que je fais, j’ai déjà marché dix fois dans ces rues. L’ombre de mes amis me poursuit, m’accompagne gentiment. Je passe devant le café où on s’est retrouvés samedi midi, j’entends encore leurs rires à la nuit tombée, samedi soir, un peu d’alcool et le bus de nuit. Les amis parisiens se sont envolés. Ils ont vite repris le TGV, sont repartis vers leur ville haïe, dont ils ne pourraient se passer. Paris, dont l’ombre vide s’étend comme un fantasme. Comment la retrouverai-je ?


Je l’ai quittée.

Rupture.

Pour me cacher ici, à l’orée de la forêt.

Je suis parti comme un voleur, un déserteur. La ville souffre, Paris humilié, Paris martyrisé, etc. – mais pas encore Paris libéré.

Je demande des nouvelles du front. Les gens vivent tout en accéléré. Ils boivent des coups à 18h00, vont au spectacle à 19h00, puis ils règlent, ils applaudissent et rentrent chez eux en courant.

Ici, c’est tous les jours le couvre-feu.

Je n’arrive pas à ressentir le couvre-feu tel que je l’ai imaginé, en temps de guerre. C’est la version light du confinement. Après tout, avec les plateformes, il ne fait jamais nuit. Rentré au gîte, j’essaie de regarder Dix pour Cent avec le wifi pourri. Mais revenons à Metz, revenons à la ville, revenons au noms des rues : la rue du Faisan, la rue de la Paix, la rue aux Ours.

 

J’aime cette ville, familière.

Il y fait nuit de plus en plus tôt. Mais nous essayons dans la lumière crue de vivre.

Ça y est la nuit est tombée, je suis ressorti de la FNAC et me suis arrêté chez Paul. Les mêmes enseignes partout. Le code des toilettes est 2468 dièse. Il faut parler fort et glisser la monnaie sous le plexiglas. C’est sans charme, mais pratique. Je n’arrête pas de manger, la pâtisserie est partout, la charcuterie aussi. Je ne suis pas assez proche pour entendre les conversations des gens du café, mais je perçois leur identité. Femme avec son ami gay. Homme arabe avec grosse femme blonde. Quinquagénaire solitaire. Enfants adorables (à qui sont-ils ?) qui demandaient le code des toilettes au vendeur (« Monsieur… » « Monsieur. » « Monsieur ! ») en élevant à peine la voix à chaque reprise. Il a fini par les entendre. Il y aurait tant à voir, à dire, et rien en même temps.

 

Arrêts de bus, place de la République.

Les jeunes gens masqués, bonnetés, ont l’air de filous, on dirait qu’ils vont attaquer la diligence, minces, en noir. Ils repartent vers d’autres cités, de l’autre côté de Metz. Sur ma ligne, la 5, c’est toujours calme.

 

On remonte la Moselle qui n’est pas un fleuve.

On retourne vers Scy-Chazelles.

Ici aussi, la nuit est tombée. Totalement noire. La forêt est derrière. L’ambiance est jolie, résidentielle. La rue en pente douce me ramène chez moi. Je suis comme enfermé dans ce tombeau, dans cette maison vide. J’ai l’impression d’être au fond de la pyramide. Mais je suis vivant. Protégé.

Le silence est assourdissant, je comprends enfin le sens de cette expression.

Puisque les propriétaires sont partis, il n’y a que moi. Tel Firs, le vieux serviteur oublié dans la villa, à la fin de La Cerisaie.


Et le silence est fou.

Magnifique.

Somptueux.

Seul les bruits de radiateurs. Rien d’autre. Ce n’est pas une vieille maison, les meubles ne craquent pas. Il n’y a que la nuit, pas d’animaux bruyants, pas de brame, pas d’aboiements, pas de coassements.

C’est un silence incroyable, velouté, onctueux, enveloppant, un silence d’une immense sérénité.

Je sens le bloc de pierre au-dessus de moi, le couvercle protecteur, ma grotte.

Absolument aucun mouvement.

Peut-être au loin le tic tac de la pendule.

Par contraste, les bruits parisiens familiers me paraissent insupportables. Me paraîtraient insupportables. Quand je les retrouverai.

 

Silence.

On aurait beau écouter, on n’entendrait rien.

Et c’est ça qui est beau, étonnant, comme une nuit d’été, dans le calme absolu (la nuit d’été est peuplée de bruits, ici, question de vent, on n’entend plus l’autoroute, et il y a moins de voitures la nuit).

Alors rien.

Le zéro.

L’absence.

La nuit noire du sommeil.

Le silence intact qui me fait éprouver encore plus encore la puissance de la maison.

Que je connais bien, maintenant.

Qui est mon amie.

Je referme le livre que je viens de finir et j’éteins.

Nous rentrons dans la forêt

Aurélien nous guide. Aurélien travaille à l’ONF, il a une jolie veste verte, ça fait un peu contrôleur du métro, on voit tout de suite que c’est un agent officiel (« assermenté », dit-il), mais la couleur se perd, le vert ONF se perd, dit-il, c’est comme la nature, tout se perd, les feuilles tombent et les arbres meurent, l’écorce part en squames, le tronc penche et chute, le sol est ravagé, les humains font des dégâts, le climat se réchauffe, et la forêt se perd, la forêt diminue en France alors qu’avant elle augmentait. Même si, bien longtemps avant, au temps de la préhistoire, ou du début de l’Histoire, elle recouvrait la majeure partie du territoire. Il y a quelques années, la déprise agricole faisait augmenter la forêt. Depuis, le périurbain la grignote. Ainsi que l’agriculture extensive. Le vert ONF se perd, la jolie veste d’Aurélien arbore un cor de chasse sur l’épaulette, je suis moi-même en kaki, nous sommes assortis, camouflage.

 

Nous marchons, Aurélien nous guide, on improvise un atelier d’écriture dans les sous-bois, Aurélien a tant de choses à dire, ou plutôt, nous, nous avons tant de questions à lui poser.

Comment s’appelle cet arbre ?

 

Quels animaux vivent dans les bois ?

 

Est-ce que les érables ne sont pas invasifs ?

 

Est-ce que ce pin vient d’Autriche ou du Maghreb ?

 

Quels sont les bois les plus précieux ?

 

A quelle saison la forêt est-elle la plus bruyante ?

 

Les sangliers sont-ils en augmentation ?

 

La nuit, est-ce qu’il y a des gens dans la forêt ?

 

Vous faites quoi quand vous marchez tout seul dans la forêt ?

 

Souffrez-vous de solitude ?

 

J’ai lu quelque part qu’à l’ONF, on se suicide beaucoup.

 

Aurélien confirme.

 

Mais il dit aussi : « Cette solitude, on la recherche. »

 

Un peu comme moi, quoi.

 

Un peu comme l’écrivain.

 

Nous marchons, le vert de l’ONF se perd, mais Aurélien est là, nous avons un véritable agent de l’ONF pour nous guider dans la forêt. Je n’en avais jamais rencontré. Nous sommes des seniors, des étudiants, des écrivants, nous parlons, écoutons et griffonnons des notes. Nous imaginons la forêt en danger, les dialogues de bêtes, ou les colloques des arbres, « même si ça, c’est de l’anthropomorphisme », corrige Aurélien.

 

La futaie est haute. Au pied d’un arbre, l’écorce est tombée comme des pans de métal rouillé, amoncelés, courbes, rouges, sombres comme le métal d’une sculpture de Richard Serra. L’arbre meurt, lentement. Mais il est encore vivant.

 

C’est un mort-vivant.

 

Les arbres meurent doucement.

Aurélien connaît toutes les maladies des arbres, les ormes ont été décimés et les épicéas dépérissent en plaine. Certains arbres peuvent vivre mille ans. Le chêne est le roi des forêts, ne serait-ce que pour sa symbolique. On peut tout faire avec son bois. L’if est super aussi, lui aussi il vit très vieux. Le hêtre est un jeunot, son tronc lisse est reconnaissable, le frêne colonise la forêt aussi, ou plutôt le sycomore. Je mélange tout ce vert, tous ces troncs, ces lignes et ces trouées de lumière, ce pointillisme forestier, comme dans un tableau d’Henri Edmond Cross, chatoyant, changeant. La pluie se met à tomber et les arbres nous protègent. Aurélien me fait toucher la feuille de l’orme – il en reste, par ici. Duveteuse, comme c’est étrange. Pour Aurélien, la forêt est un livre ouvert. Je rêve à tout ce qu’il voit. Que je ne vois pas. Je suis juste en forêt. Et lui, il comprend tout. Quand l’arbre est jeune, on peut facilement le confondre. Il suffit de regarder la feuille ! On comprend tout de suite. Enfin, pas moi. Je n’ai pas reconnu le jeune marronnier à la feuille si caractéristique. On en voit peu, de jeunes marronniers, c’est pour ça.

La marche en forêt sur de grands chemins plats. Le plaisir.

 

A quoi peut penser Aurélien quand il marche seul en forêt ?

 

Il a droit de vie et de mort sur les arbres.

 

Il martèle ceux qui doivent tomber, qu’il faut couper.

Autrefois, il avait un petit marteau. Aujourd’hui, c’est à la peinture.

Soudain, nous croisons trois jeunes gens. L’un a fait tomber un mouchoir en papier par terre. Aurélien le reprend vertement. Soudain, c’est l’agent de police que je vois. Ce n’est plus l’aimable guide agreste. Le jeune gars proteste. – Mais c’est recyclable, c’est biodégradable ! Puisque ça vient des arbres, tout ça. Le papier, la pâte à papier. Mais la tache blanche dans l’herbe, c’est vraiment moche. Aurélien ne lâche pas. Le garçon maugrée, puis ramasse. Soudain je vois le ranger, les terribles agents forestiers américains qui vous verbalisent si vous arrachez le moindre brin d’herbe.

Et la marche reprend, tranquille.

 

Pourquoi cette vocation ? Qu’est-ce qui attire ces hommes, ces femmes, à l’ONF ? Qu’est-ce qui les pousse vers la forêt ? Ce monde les aimante, les arbres les appellent.

Et nous posons des questions. Nous sommes nous aussi aimantés. Il nous semble que la forêt est le dernier refuge de notre monde qui s’effondre.

Comment vous faites avec les VTT ?

 

Et avec les chasseurs ?

 

Et avec les militaires ?

 

Pourquoi il n’y a pas de champignons, par ici ?

 

C’est vrai que les renards transmettent des maladies ?

 

Qu’est-ce qui est poison, dans la forêt ?

 

Est-ce que la forêt, ça fait du bruit ?

 

Aurélien n’a pas le temps, Aurélien ne peut pas répondre à toutes les questions, il est submergé par les questions qui montent.

 

Aurélien vit quelque part, au milieu de son triage, dans une maison forestière.

 

Le triage est son territoire de forêts, les forêts qu’il arpente, inlassablement.

Et la maison forestière se situe dans la forêt, à l’orée. Elles sont rachetées par des bobos, maintenant.

Le lexique est riche, j’en oublie les noms. J’aurais dû noter. Je fais toujours confiance à ma mémoire. Je garde ce qui revient. Pour une fois que je ne fais pas de journalisme. J’entends encore ses mots. Ça va revenir. Mais ils sont trop complexes. Non, ça ne revient pas. J’oublie la maladie de l’orme, qui avait pourtant un nom très joli. Et ces mots pour dire la terre, la croissance lente de l’arbre, les jeunes pousses, l’humus, la matière, la couche terrestre, le velours de nos pas sur la mousse enchanteresse. Il a tout dit. Et j’ai tout oublié. Enfin, presque.

 

Je n’ai pas oublié ceci.

Pris par la forêt, envoûté, sitôt que je marche en elle, j’imagine Aurélien dont c’est le travail. Tous les jours, tous les soirs, toutes les aubes à faire des relevés, à marquer les arbres à tomber. A marcher seul, croiser des promeneurs, saluer, informer ou corriger, les recadrer. Je pense à son travail qui doit bien l’obséder, à la forêt qui doit être vivante dans ses songes. Et l’enfermer petit à petit, des arbres doivent pousser dans sa tête, une jungle enfermer toutes les pensées, obscurcir la clarté du monde, noyer la conscience. Devenir arbre.

 

Etre soi, l’arbre.

 

Ou entendre les arbres nous parler.

 

Même si c’est de l’anthropomorphisme.

 

Ou un pur délire.

 

La forêt, c’est très concret. Et c’est fou, aussi.

 

Mais comment vivre en elle, travailler avec elle sans être débordé ?

– Aurélien, il doit bien y avoir des agents de l’ONF qui ont écrit des livres, non ? Qui ont fait des romans ou des essais, des témoignages pour raconter cette vie si particulière, ce rapport amoureux ou critique avec le monde, avec la forêt vigie ? Aurélien, c’est tellement inspirant, tellement à la mode, je suis sûr que vous écrivez, vous ou un autre, une autre de vos collègues ?

 

– Oh non, on n’a pas le temps.

L’écriture est aussi une question de temps.

Et la forêt, il ne faut pas trop la délirer. C’est très concret.

Et pourtant….

Epuisé par l’insomnie, je marche dans la nature. La forêt est tout autour. Au milieu d’un champ, un oiseau. Je le prends pour une bête, un rongeur, un cervidé, un lapin. Je monte vers le col de Lessy. Des voitures me dépassent. Il y a pas mal de papiers par terre, un masque qui traîne, des canettes. Au loin, la forêt, les frondaisons. Je m’assieds sur un banc là où un chemin monte vers la forêt. Le Christ en croix m’accompagne. Il est dressé, hagard, efflanqué, dans la nuit. C’est le jour. La nuit n’est pas passée. Il est debout, anguleux, piquant, désespéré, solitaire, comme dans les tableaux de Friedrich. Quelques fleurs en plastique posées à ses pieds. Des vaches viennent me voir. Elles sont dans le champ juste en face. Toutes blanches, des vaches ou des veaux, je ne sais pas. Des promeneurs apparaissent. Ils empruntent le chemin, celui qui monte vers les arbres. Un jeune homme détache son chien. C’est dimanche. La forêt, la nature, les chemins sont sillonnés de gens. Je ne sais jamais s’il faut dire bonjour – en ville, on ne dit jamais bonjour mais en nature, dans les chemins, on dit « bonjour » souvent, les groupes se saluent, mais là, je suis seul.


Je quitte le Christ en croix, je monte vers le col de Lessy. Une petite pluie commence à tomber. Des chemins m’invitent à monter dans la forêt. Je reste sur la route. Putain de pluie, de temps. Epuisé par la nuit, je monte, je souffle, j’ai chaud. Mon téléphone est éteint, c’est dimanche. « Bonjour », « Bonjour », ça m’amuse ces bonjours artificiels.

 

Se balader seul en forêt aussi est bizarre, les gens sont en couple ou en famille. Ou avec leur chien.

Au col, je retrouve le chemin du premier jour, sur les belles pelouses calcaires, tout est moins beau, moins magique, c’est la seconde fois. Je piétine sur la voie romaine, trépigne sur les petits cailloux, bien fichés en terre depuis mille huit cents ans, en tous cas on peut l’imaginer.

Là-haut, la même vue, les coteaux de Moselle, les autres villages, les lotissements. Et j’ai l’impression de voir plus loin. Il me semble que la première fois, ce n’était pas aussi dégagé.

Je redescends par le coteau, sous les arbres.

En m’approchant du village, je retrouve cette forme de société structurée, familles messines qui se baladent, enfants en bas âge, amoureux randonneurs, seniors courageux.

J’arrive à l’église, et son cimetière où il se passe tant de choses dans les histoires des enfants, dans leurs écrits d’atelier.

 

Je n’ai plus d’imaginaire.

Je n’arrive pas à penser l’église comme un personnage, comme une dame avec son long cou, son horloge bleue comme un collier, un pendentif, et ses yeux qui voient tout, ses oreilles curieuses, ses murs bavards.

Je ne me dis pas qu’elle a entendu les gens pleurer, lors des enterrements, ni souri aux baisers échangés devant l’autel, maladroitement, le jour du mariage de gens du coin, le grand jour d’Isabelle et Quentin, réunis devant leurs parents et amis, pour s’embrasser sous la nef.

Je ne pense pas qu’elle a tout vu quand ce crime atroce a été commis, comme dans le texte d’un enfant de l’école, ni que le meurtrier, c’est moi – toujours dans ce texte, dans cette histoire de quelques mots, si inspirée. « Les enfants sont les plus grands poètes du monde », dit Fabienne.

 

Et c’est vrai.

Je redescends tranquillement vers chez moi, au bas du village. Je passe par les chemins entre les maisons, les jardins, les propriétés.

Epuisé par l’insomnie, je me laisse glisser. Je descendrai, descendrai, et descendrai toujours…

Plus tard, je fais du vélo le long de la Moselle. Là aussi, il y a des arbres. Secrets. Ou était-ce un autre jour ?

Ce n’est pas ce jour-là.

Ce soir, je prends le bus et vais voir un film au cinéma. La nuit adoucit tout.

Metz s’illumine doucement, avec leur super éclairage, qui transfigure la ville.

Je retourne en ville, je quitte les forêts et renoue avec ma vie urbaine, le cinéma le dimanche soir. Je suis seul dans le cinéma, pour l’instant. Des réalisateurs parisiens viendront ici, bientôt, présenter leur film d’auteur, les affiches l’annoncent. Je bois un thé en attendant la séance.

La nuit adoucit tout, Metz se vide doucement, seuls traînent quelques zonards. Une femme en robe rouge marche dans une rue ancienne, c’est une très belle image.

 

Bientôt la journée sera finie, la semaine aussi.

Enfin.

Autour de la maison, quand je rentre, les arbres sont noirs. La nuit est silencieuse, d’un silence profond, on dirait de conte, sauf quand l’autoroute mugit au loin, que le vent apporte son murmure.

Pas de bruits d’oiseaux.

Une forêt bienheureuse, doucereuse, protectrice.

 

J’ouvre la fenêtre pour sentir l’air de la nuit, pour le laisser refroidir la chambre.

Pas un bruit, jamais.

Un matin, un conflit d’oiseaux, des cris inconnus, ni mouette, ni corneille, ni pigeon parisien. C’était vers cinq heures, puis le silence encore.

La nuit est enfin là, profonde, pour toujours, pour longtemps.

Je dors tout de suite.