On retourne dans la forêt.

Elle est là, elle commence juste après les maisons, à Ban-Saint-Martin.

On y va avec les élèves, les enfants de l’école.

Quelle joie ce doit être d’avoir la forêt juste derrière chez soi, de l’autre côté du jardin, quel terrain de jeu, quelles cabanes, quelles découvertes, quelles roulades dans l’herbe…

A H., chez moi, dans le Sud-Ouest, on avait « le petit bois », ça nous tenait lieu de monde.

J’aime quand la ville s’arrête, quand le tissu des maisons s’arrête net, c’est la dernière maison de l’agglomération, après la forêt commence – ou les champs, la nature, le voyage, la France, tout le reste.

J’aime ces rues qui ne finissent pas, qui se perdent, qui s’oublient, pas des impasses non, mais des bouts de ville qui meurent dans la forêt, qui se jettent dans les arbres.

La dernière maison de la rue.

De la ville.

Après, l’immensité.

Carole vit dans une rue, c’est un peu comme dans les films américains, j’y étais allé la nuit, les phares éclairent la nuit sombre, « après c’est la forêt », dit-elle, elle peut faire son jogging, elle peut tourner à droite et marcher, promener son chien si elle en avait, aller dire bonjour aux arbres – puis rentrer chez elle.

C’est une rue qui monte en pente douce vers la forêt, elle, elle vit dans une des dernières maisons.

Carole et la forêt.

Elle nous accompagne, avec les enfants, dans cette nouvelle balade.

Enfant, mon grand-père possédait une maison à l’orée de la forêt.

Ça me faisait très peur.

On dormait je crois tout contre les sapins, ils grattaient la vitre, la nuit tout était humide, et sombre, on entrait dans la vieille maison, un refuge presque, une cabane d’altitude, on tournait la clé à fond, on s’enfermait.

 

On avait vue sur toute la vallée.

Il fait beau, il fait grand jour, tout ça est oublié. Ou enfui, enfoui.

On quitte l’école tout doucement avec les enfants, on monte vers l’orée de la forêt, on n’ira pas dedans car c’est trop boueux.

La maîtresse prévient, on va juste se mettre devant, être inspirés.

La terre est retournée, dans un monceau de boue, on distingue les empreintes de sangliers.

« C’est leur domaine ici, ils descendent tout droit de la forêt et ils cherchent de la nourriture », dit Carole.

La terre est ravagée sur des mètres et des mètres, on dirait des travaux de terrassement, l’œuvre d’une machine affreuse qui bousille tout avant construction d’un truc dégueu.

Ah oui.

– Moi, j’ai déjà vu un renardeau, dit un enfant.

A l’université, une étudiante rencontrée l’autre jour dit que si on voit un sanglier, il faut courir en zigzag.

Carole dit que si on croise un orignal (au Canada), il faut tourner autour d’un arbre.

On pense berner les animaux comme ça.

Et ça commence, et les enfants parlent, ils parlent des animaux, des champignons, des limaces, liés à leur vie à eux, à leurs balades, à leurs aventures, à leurs jeux, à leurs peurs et à leurs découvertes.

On n’entrera pas dans la forêt, aujourd’hui.

Mais on la regardera d’en bas.

Il fera beau, un petit peu.

Il y aura un peu de lumière et des feuilles jaunes, un arbre éclatant, le seul de la contrée, le premier à annoncer l’automne, les enfants ramasseront les feuilles, seules celles tombées, interdit d’arracher.

Il y aura du silence, des maisons approchantes, un coureur égaré, la montagne qui monte, les chemins boueux, impraticables, la boue se collera quand même à nos semelles qu’on ramènera chez nous.

On parlera des végétaux, des animaux, et des êtres de la forêt.

Quand un bouleau parle à un sapin, il lui dit tu piques. Quand un hérisson (qui pique aussi) parle à un gros sanglier, il lui dit j’ai peur, tu me fais peur. La peur revient. Mais la joie aussi. Que la forêt soit si fertile, si pleine, si riche. Dans la forêt il y a des ronces, et des framboises, et des gros chênes, et des vers de terre qu’on n’écrase pas – celui-ci, on ne le ramasse pas non plus, on le regarde agoniser, d’ailleurs il est mort.

Les enfants connaissent la forêt mieux que moi.

Ils ne connaissent pas encore « la jungle des villes » (ça viendra bien assez tôt).

Alan, qui est roux, me dit que le renard qu’il avait vu (vu, vu et revu), il l’appelait le renard d’Alan (les cheveux feu, Alan).

D’autres enfants me parlent d’autres animaux, mais j’ai oublié.

Chaque enfant commence une histoire, que j’oublie. Pourtant, à chaque instant, dans l’instant, je suis attentif. Je reçois tout.

 

Allez, on s’arête.

On s’arrête devant la forêt, au pied de la montagne, quand ça monte. On reste en bas, sur le chemin.

Les enfants imaginent des histoires, inventent des personnages : le blaireau, le cerf, la belette, la biche, le loup (« mais il n’y en a pas, par ici, de loup », dis-je), ils créent des animaux, la girafe, le guépard, Alan a un oncle qui possède un zoo privé, en Belgique, il a nombre de guépards et d’éléphants. Il y a les animaux de la forêt, et les autres, ceux qu’on porte en nous.

La forêt est pleine de choses, de vie.

Les enfants énumèrent les êtres de la forêt, je suis impressionné par leur connaissance, je suis bluffé par tout ce qu’ils sortent du chapeau, soudain la forêt s’ouvre et laisse place à un véritable défilé : les trolls, les elfes, la sorcière (je triche un peu et regarde la liste que la maîtresse m’a envoyé, car elle a tout noté), les êtres de pluie, la citrouille maléfique, le gnome, les lutins bien sûr, et la fée. A un moment un garçon qui n’a pas beaucoup parlé dit : un fantôme de petite fille.

Je tremble.

Mais oui bien sûr que la forêt abrite un fantôme de petite fille, et tant d’autres êtres merveilleux. En manque d’amour.

Et les fantômes ne sont ni plus ni moins effrayants que les arbres qui parlent, qui parlent silencieusement en un colloque indéfini, que les biches tranquilles, que les sangliers ravageurs, que lest trolls embêtants, que la fée désœuvrée, que les lutins saoûlants, que les elfes malicieux et que le cerf invisible, aux grands bois accrochés dans les filets des chasseurs. Et que nous-mêmes amoureux et destructeurs de la forêt.

C’est un bus qu’il faut prendre, qui part vers les cités, de l’autre côté de Metz.

Il traverse la ville, il prend son temps, il sinue entre les pavillons.

Il s’arrache à la ville, il parvient route de Bouzonville – la route qui file tout droit, à travers la campagne, vers l’Allemagne, la route que nous prenions, avant, pour aller voir mes grands-parents.

C’est ici, justement, que la forêt des origines a déposé ses traces, sa matière, ses noms.

Les archives départementales sont un bâtiment isolé, on pourrait dire « moche », brutal, austère, il faudrait le qualifier, une sorte de prison, une prison pour les noms, les actes de naissance, une prison pour ceux qui cherchent, inlassablement, une trace de leur famille, une enceinte rêvée pour les chercheurs qui compulsent des actes, tournent les pages des registres paroissiaux, ou communaux, qui feuillettent les actes de mariage et les gros livres commune par commune, où sont rassemblés, comme dans un cimetière, tous les morts de la commune, avec les noms familiers, ceux qui se répètent, qui reviennent, de famille en famille, c’est toujours le même patronyme sur des pages et des pages, les gens se mariaient entre eux, on ne dépassait pas les limites du village – ou si peu.

L’homme qui m’accueille est un généalogiste amateur, il surgit parmi les petites vieilles penchées sur leurs cahiers. Au milieu de la salle, une jeune femme prend des photos avec son portable, page après page, je ne sais pas si elle fait une recherche privée ou si c’est pour le travail.

L’homme âgé m’explique le fonctionnement de ces archives départementales, bien sûr il y a aussi des noms qui viennent d’Allemagne, ou de Meurthe-et-Moselle, le Luxembourg c’est plus difficile. Et tandis qu’il me parle je n’écoute plus. Je n’entends plus que son accent. C’est un accent doux, légèrement chantant, qui n’est pas l’accent allemand, ni alsacien. C’est plus mouillé, moins rude, c’est une berceuse. C’est l’accent des gens que fréquentaient mes grands-parents, c’est peut-être la voix de mon grand-père, c’est leurs frères et sœurs oubliés, ceux des villages de Moselle, ceux qui furent Allemands, ou Luxembourgeois, ceux qui parlaient le platt, cette langue dont j’ignorais l’existence il y a peu – cette langue de mes grands-parents. L’homme m’explique tranquillement le fonctionnement des archives, pour adhérer à l’association il faut payer une cotisation, en plus le préfet est très tatillon, nous ne pouvons pas être plus de douze dans la salle, ils ont compté, c’est quatre mètres carrés par personne – oui bien sûr, bien sûr.

Et plus l’homme parle, plus son masque descend sur son visage, ça m’est égal, c’est tout un monde qui revient, avec la langue, l’accent. Ici vous pouvez consulter village par village, les familles sont reconstituées, c’est assez facile vous savez de reconstituer son arbre généalogique, tout a été dépouillé et compilé.

Oui bien sûr, bien sûr – c’est un accent gentil, humble, modeste, une voix qui n’écrase pas. Ou qui chante de loin. C’est l’accent du pays de la Nied, en tous cas il me plaît de l’imaginer, puisque j’ai retrouvé sur les cartes ce nom : la Nied, oui bien sûr, c’est cette rivière qui passait là-bas, à Bouzonville. Chez mes grands-parents. L’homme parle et parle, je n’ai pas bu de café, je suis au bord de l’étourdissement, il n’y a plus de machine à café aux archives du 57 depuis la pandémie. Pas grave, je ne vais pas rester longtemps, merci Monsieur, super votre revue de généalogistes. Je n’arrive pas à retrouver davantage, à ressentir plus loin, cet accent qui vient de loin. L’homme s’arrête de parler. C’est une petite musique oubliée, un accent mélodieux, qui voudrait se faire oublier, ce n’est pas l’accent basque, toulousain, marseillais – oh non bien sûr, ici la culture est discrète, on n’est pas chauvin. Petit accent mosellan.

J’ouvre les livres un peu au hasard, je vais de villages en villages, Filstroff, Lausntroff, Mettlach (Allemagne), Apach (France à nouveau), pays des trois frontières. Mais lesquelles ? C’est le pays sans frontières, le pays où tout est mélangé, avec toutes ces annexions aussi. Et cette langue qui se ressemble un peu de part et d’autre, d’un pays à l’autre. Je feuillette les livres, il y a mon nom et les noms germaniques, de plus en plus, une forêt allemande qu’on remonte sans fin, qui s’épaissit de plus en plus – de ce côté là au moins – de génération en génération. Il y a mon nom et il y a les Tritz, les Mohr, les Schatz, les Jungblut, les Hahn, les Kuhn et les Leidisch. Quelle passion faut-il pour consacrer sa vie à ça, pour passer des heures penchées sur ces livres, sur ces noms, sur la forêt des ces noms. Ces chiffres, ces années perdues. Ces mariages arrangés, vite consommés. Ces enfants morts si jeunes, ces vies de misère, ces métiers que l’on perçoit : cordonnier, journalier, mineur, servante, cultivatrice. Ackerer, Schuhmacher, Fabrikarbeiter, en allemand : paysan, cordonnier, ouvrier. Et toujours sept ou huit enfants, à chaque fois. Quelques générations, à peine, qui nous séparent de ces gens.

Les noms dansent, les chiffres tournent, les livres s’accumulent comme autant de villages éparpillés (quel beau travail de la part de ces passionnés, de ces fous de généalogie).

 

Je m’en vais.
Adieu.
Merci, Madame.

 

L’homme est reparti, avec son accent si joli.

Et moi je redescends à Metz, je laisse ce tombeau flétrir doucement, ces livres dormir avec leurs milliers, leur million de noms.

Pourquoi tant penser au passé, quand on n’est pas capable d’inventer l’avenir ?

Pourquoi construire cet arbre dont les branches montent jusqu’au ciel, doublent à chaque génération, si bien qu’on n’est plus capable de le dessiner sur la feuille qu’on a pourtant choisie grande ? Dans l’arbre généalogique, les racines sont des branches, terre et ciel sont à la même place, ce qui plonge si profondément en nous, dans le temps, comme les échasses proustiennes à la fin de la Recherche, s’élève indéfiniment vers les cieux, au-delà de la feuille pour dessiner cet arbre généalogique. C’est l’arbre qui cache la forêt, oui vraiment, et tout finit par se mélanger. Être de nulle part, ou de quelque part, quelle importance.

La généalogie, précise, détaillée, nommée, est davantage dans un accent qui nous charme, une note perdue, si faible, une mélodie lointaine, et dans la vision d’une route qui file vers l’Allemagne. On ne sait pas pourquoi, mais on la reconnaît, cette route. Pourtant, on était si petit.

 

Et c’était si peu de fois.

Ce matin, j’ai pris le vélo.

Le ciel était toujours aussi gris, la petite pluie, froide.

Ce matin, j’ai pris le vélo, j’ai quitté le lotissement, aux pelouses parfaites, j’ai dépassé les maisons contemporaines.

Je cherchais la forêt, je sais qu’elle m’entoure, elle est là-haut, sur les collines.

Je cherchais la Moselle, les berges douces, la plage.

Oui, car ironiquement, ici, au carrefour, sillonné de voitures, sous le ciel gris, il y a la Pharmacie de la Plage.

Je songe à d’autres lieux, d’autres ronds-points, d’autres lotissements, à quelques kilomètres – quelques mètres, parfois – de la grande bleue, ou des rouleaux de l’océan, ou de la berge du lac, ou de la petite plage de rivière, à l’eau si douce.

Mais ici, maintenant, où me baignerai-je ?

Moi, ce que j’aime, c’est l’eau.

J’aime aussi la forêt.

Je la cherche.

Ce qu’on retrouve, qu’on redécouvre, en province (en région), c’est les voitures, ce flot de voitures, et les gros camions.

La vie à l’américaine, les grosses bagnoles, les 4×4, les voitures de luxe immatriculées au Luxembourg, la jolie plaque jaune avec un petit numéro.

Les maisons contemporaines, je l’ai dit, carrées, brutalistes, orthogonales, grises, blanches, noires, de grandes baies vitrées, une clôture haute, un driveway, pour la voiture de Monsieur, et celle de Madame, et celle des enfants aussi bien sûr.

Je cherche la forêt. Mais il faut grimper. En vélo. Je n’ai pas le courage.

Je suis dépassé par un énorme camion, je roule sur la nationale, je passe le Rendez-vous des Pêcheurs – ah, il y a bien une plage, ou en tous cas des pêcheurs, de l’eau – soudain la Moselle apparaît, un bout de Moselle, qui coule vers le nord.


Où est la forêt ?

Je prends à droite.

Je monte, je passe un village, j’arrive tout en haut de la colline.

C’est joli par là-haut.

Sainte-Ruffine.

L’an dernier, en Suisse, j’ai traversé la forêt.

À vélo.

C’est le lieu de la peur.

Même en vélo, j’avais peur.

J’ai peur de marcher seul dans la forêt.

De dormir, seul, à l’orée de la forêt.

Même grand, même adulte, c’est la peur.

La peur de l’engloutissement, de la nuit. Les hauts sapins. Project Blair Witch, tout ça. La forêt qui avale, qui étouffe. La forêt où personne ne t’entend crier.

Ce n’est pas l’heure de la forêt, ce n’est pas la nuit.

Je redescends doucement en vélo vers la vallée.

Je n’ai pas encore trouvé la forêt.

Bienfaitrice, aussi, bénéfique, protectrice, elle est tout ça la forêt.

Génératrice de beauté, support pour l’imaginaire, ça fait du bien d’être dominé par ces hauts troncs, protégé du soleil – et à l’instant c’est une autre forêt dont je me souviens, une autre balade que je me rappelle, dans la forêt d’Armainvilliers, près de Paris, je me souviens du bonheur.

Bonheur de marcher à plat sous les frondaisons – rien que le mot, déjà. Marcher dans une lumière tamisée, filtrée, diffractée, pailletée, mouvante, verte.

Ecouter les bruits, si minces, presque échoïques. Oui, la forêt est silencieuse, à peu près, mais ce silence rebondit, retentit, presque. Il est puissant, ce silence, il est sonore.

On parle à mi-voix, pour ne pas déranger.

Ou alors on continue nos longues conversations quand on marche à plusieurs, le dimanche, en forêt.

On ne s’en fait pas, on continue le chemin.

On est entré dans un autre espace.

La ville est loin.

La vie quotidienne, aussi.

On est dans le vert, dans la lumière, dans la paix. On marche dans la forêt éternelle – oh, on sait bien qu’elle n’est pas éternelle, ni primaire – la dernière forêt primaire d’Europe est en Pologne ; je crois – mais il nous plaît de le croire.

On retombe en enfance.

C’est une forêt de conte, elle a gardé tout son mystère et nous fait « chut » mais n’a pas besoin de le faire, nous respectons la forêt.

Elle nous enveloppe, c’est ça, sa magie, elle nous entoure, comme nous entoure le ciel, nous avale l’eau, nous avalerait l’océan, mais elle ne nous avale pas, nous finirons bien par sortir de la forêt, comme du ventre de la baleine.

Régénérés.

Elle nous a donné quelque chose.

Un peu de son humidité, de son oxygène, de sa force, de sa beauté, de son silence, de son Histoire aussi, voilà quelque chose qui n’a pas bougé, en tous cas elle a l’élégance de nous le faire croire…

 

J’ai cherché la forêt, Jour 5, mais je ne l’ai pas trouvée.

Pas vraiment cherchée.

Je range le vélo au garage, dans l’appentis. Elle est tout autour, pas encore pénétrée, foulée, explorée, traversée.

La belle forêt ancienne, ou moderne, les arbres encore verts de l’automne qui est là mais n’a pas encore arraché les feuilles, il n’a arraché que nos souvenirs d’été.

Une ville est une forêt.

Ce matin, j’ai pris le vélo.

Le ciel était toujours aussi gris, la petite pluie, froide.

Ce matin, j’ai pris le vélo, j’ai quitté le lotissement, aux pelouses parfaites, j’ai dépassé les maisons contemporaines.

Je cherchais la forêt, je sais qu’elle m’entoure, elle est là-haut, sur les collines.

Je cherchais la Moselle, les berges douces, la plage.

Oui, car ironiquement, ici, au carrefour, sillonné de voitures, sous le ciel gris, il y a la Pharmacie de la Plage.

Je songe à d’autres lieux, d’autres ronds-points, d’autres lotissements, à quelques kilomètres – quelques mètres, parfois – de la grande bleue, ou des rouleaux de l’océan, ou de la berge du lac, ou de la petite plage de rivière, à l’eau si douce.

Mais ici, maintenant, où me baignerai-je ?

Moi, ce que j’aime, c’est l’eau.

J’aime aussi la forêt.

Je la cherche.

Ce qu’on retrouve, qu’on redécouvre, en province (en région), c’est les voitures, ce flot de voitures, et les gros camions.

La vie à l’américaine, les grosses bagnoles, les 4×4, les voitures de luxe immatriculées au Luxembourg, la jolie plaque jaune avec un petit numéro.

Les maisons contemporaines, je l’ai dit, carrées, brutalistes, orthogonales, grises, blanches, noires, de grandes baies vitrées, une clôture haute, un driveway, pour la voiture de Monsieur, et celle de Madame, et celle des enfants aussi bien sûr.

Je cherche la forêt. Mais il faut grimper. En vélo. Je n’ai pas le courage.

Je suis dépassé par un énorme camion, je roule sur la nationale, je passe le Rendez-vous des Pêcheurs – ah, il y a bien une plage, ou en tous cas des pêcheurs, de l’eau – soudain la Moselle apparaît, un bout de Moselle, qui coule vers le nord.

Où est la forêt ?

Je prends à droite.

Je monte, je passe un village, j’arrive tout en haut de la colline.

C’est joli par là-haut.

Sainte-Ruffine.

L’an dernier, en Suisse, j’ai traversé la forêt.

À vélo.

C’est le lieu de la peur.

Même en vélo, j’avais peur.

J’ai peur de marcher seul dans la forêt.

De dormir, seul, à l’orée de la forêt.

Même grand, même adulte, c’est la peur.

La peur de l’engloutissement, de la nuit. Les hauts sapins. Project Blair Witch, tout ça. La forêt qui avale, qui étouffe. La forêt où personne ne t’entend crier.

Ce n’est pas l’heure de la forêt, ce n’est pas la nuit.

Je redescends doucement en vélo vers la vallée.

Je n’ai pas encore trouvé la forêt.

Bienfaitrice, aussi, bénéfique, protectrice, elle est tout ça la forêt.

Génératrice de beauté, support pour l’imaginaire, ça fait du bien d’être dominé par ces hauts troncs, protégé du soleil – et à l’instant c’est une autre forêt dont je me souviens, une autre balade que je me rappelle, dans la forêt d’Armainvilliers, près de Paris, je me souviens du bonheur.

Bonheur de marcher à plat sous les frondaisons – rien que le mot, déjà. Marcher dans une lumière tamisée, filtrée, diffractée, pailletée, mouvante, verte.

Ecouter les bruits, si minces, presque échoïques. Oui, la forêt est silencieuse, à peu près, mais ce silence rebondit, retentit, presque. Il est puissant, ce silence, il est sonore.

On parle à mi-voix, pour ne pas déranger.

Ou alors on continue nos longues conversations quand on marche à plusieurs, le dimanche, en forêt.

On ne s’en fait pas, on continue le chemin.

On est entré dans un autre espace.

La ville est loin.

La vie quotidienne, aussi.

On est dans le vert, dans la lumière, dans la paix. On marche dans la forêt éternelle – oh, on sait bien qu’elle n’est pas éternelle, ni primaire – la dernière forêt primaire d’Europe est en Pologne ; je crois – mais il nous plaît de le croire.

On retombe en enfance.

C’est une forêt de conte, elle a gardé tout son mystère et nous fait « chut » mais n’a pas besoin de le faire, nous respectons la forêt.

Elle nous enveloppe, c’est ça, sa magie, elle nous entoure, comme nous entoure le ciel, nous avale l’eau, nous avalerait l’océan, mais elle ne nous avale pas, nous finirons bien par sortir de la forêt, comme du ventre de la baleine.

Régénérés.

Elle nous a donné quelque chose.

Un peu de son humidité, de son oxygène, de sa force, de sa beauté, de son silence, de son Histoire aussi, voilà quelque chose qui n’a pas bougé, en tous cas elle a l’élégance de nous le faire croire…

 

J’ai cherché la forêt, Jour 5, mais je ne l’ai pas trouvée.

Pas vraiment cherchée.

Je range le vélo au garage, dans l’appentis. Elle est tout autour, pas encore pénétrée, foulée, explorée, traversée.

La belle forêt ancienne, ou moderne, les arbres encore verts de l’automne qui est là mais n’a pas arraché les feuilles, il n’a

Une ville est une forêt.

Je marche dans celle-ci avec la même attention, le même émerveillement, la même appréhension.

Je marche le long de l’allée forestière, des voitures me dépassent, un homme avec un chien d’attaque me bloque le passage, la forêt est repliée, endormie, tout est fermé, c’est le grand calme – et pourtant il y a le bruit de la forêt, moteurs des voitures, vrombissement de la nationale.

Tout près coule une rivière, lente et longue, on n’en perçoit pas le bruit, mais on sait qu’elle est là, humide et souple : la Moselle. Celle qui vient de loin, et qui quitte la France, celle que j’ai connue toute petite, autrefois, dans le village de mes grands-parents, à Rupt (sur Moselle), qui donna le nom au pays de mon père : la Moselle, patrie des « Mosellans ».

Moselle, au nom si joli, féminin et léger, primesautier, aux vins appréciés, chantés par Brel, au nom contradictoire avec une certaine dureté, violence industrielle, économique, avec la grisaille que je porte en moi – avec ce mot.

Tout près coule une rivière, et filent des voitures.

Une ville est une forêt, on ne connaît rien, on s’y aventure. On marche doucement, on regarde tout.

Fatigué, je m’assieds sur un tronc d’arbre – un arrêt de bus.

Un homme au type gitan fume une cigarette. Vieilli, il a à peine le temps de l’allumer, le bus arrive.

Nous pénétrons plus profond dans la forêt, là où elle se fait dense, ancestrale. Nous traversons la Moselle, les arbres sont plus anciens, majestueux, impressionnants.

Là, une clairière : la place de la République.

Personne.

Je suis seul dans la clairière.

C’est dimanche.

Balayée par le vent, la pluie, les nuages, l’esplanade souffre. C’est gris, c’est le vide, c’est la forêt éternelle et déboisée, aménagée.

J’emprunte une allée cavalière, longue et droite, bordée d’immeubles jaunes, futaie alignée d’essences remarquables.

Une ville est une forêt, même quand on la connaît, surtout quand on ne la connaît pas. On s’y perd, on s’y retrouve, on jouit de son emprise, de sa solitude, de cette odeur familière, de ce qui peut s’y passer – le surgissement est toujours possible, d’un sanglier ou d’un promeneur. On ne rencontre personne. On n’y fait pas de mauvaises rencontres. On marche, c’est tout.


Seul.

On reconnaît.

On reconnaît les autres villes, les autres espaces qui semblent infinis, cette forêt ressemble à toutes les autres. Et pourtant…

On reconnaît cet homme, agenouillé, qui demande un peu de monnaie. Ces magasins fermés, ces pas de porte à louer. On reconnaît le passé, la rue principale et piétonne de la forêt moyenne, on reconnaît ce café où on traînait, ado – on sait qu’à côté, il y a un cinéma, une pâtisserie, une grande brasserie élégante.

C’est comme dans un rêve, on parcourt sans cesse la même ville.

On est l’inconnu dans la ville.

Au bout de l’allée forestière, la lumière troue la végétation. Ici se rassemblaient les druides, les mages, les officiants de cérémonie. La cathédrale est haute, c’est la pièce maîtresse, on entre, en elle aussi, comme dans une forêt, sous une voûte merveilleuse. On lève les yeux forcément. Les vitraux sont un lacis fou, je ne retrouve pas le mot pour décrire cette technique si belle, aux couleurs frottées, qui rendent l’ensemble précieux, riche de détails – en forêt, je ne sais jamais le nom des arbres.

Au-delà de la métaphore qu’on pourrait filer sans fin, comme on parcourt une forêt toujours recommencée, je m’interroge sur le sujet, sur le thème de ma présence ici, à Scy – ce thème qu’on a trouvé par téléphone, avec Carole, qu’on a lancé comme ça.

“A travers les forêts – géographie de l’intime”.

Bien sûr, toute promenade dans une ville fait surgir un questionnement intime. Pourquoi j’ai vécu comme ça ? Pourquoi je suis seul ? Qui sont ces passants que je regarde ? Qui sont ces jeunes gens si beaux ? Qui est cette femme âgée, que fut sa vie, que vais-je faire de la mienne ? A quelle ville ressemble celle-ci ? Pourquoi je me retrouve encore à marcher dans une ville ?

La forêt endort et apaise, la ville stimule et remue – sans violence, mais ses façades chatoyantes, ces visages, ces corps qui appellent, nous embarquent. Aussi, chaque promenade dans une ville est une suggestion : et si j’y recommençais ma vie ? Et si je vivais là, moi aussi ?

Si cette ville devenait ma ville.

Ce serait ma forêt, ma forêt aimée. Comme Paris, j’en connaîtrais la force, les énergies, le trouble.

Je marche, je pense, tout est nouveau. Et ancien à la fois, habituel, de ville en ville, de chemin en chemin, continue la vie.

Je me perds dans la forêt.

Je quitte une part de la forêt, pour entrer dans un autre domaine.


Cette fois, les arbres sont différents, plantés récemment, il me semble.

La végétation a été travaillée, repensée. L’ambiance est tout autre. C’est moins beau. C’est vivant.

Un train traverse la forêt.

Je passe sous les voies.

Soudain, l’édifice apparaît : ils ont construit le musée dans la forêt.

Le Centre Pompidou-Metz.

Il est là.

J’ai quitté mes souvenirs.

Metz.

La ville dont j’ai toujours entendu parler, que je traversais, enfant, en voiture avec mes parents.

J’ai quitté les rues piétonnes aux magasins défoncés, aux bars fermés, aux appartements à vendre, la vieille pierre qui n’en peut mais, qui voudrait encore attirer.

L’édifice a surgi, blanc, radical.

Je pense souvent que ces villes, qui autrefois me paraissaient immenses – Metz, Bordeaux, Nice, Toulouse… – et aujourd’hui simplement moyennes, ont cassé quelque chose de leur part ancienne. Ces villes que je reconnaissais entre toutes, à chaque fois, avec leurs ruelles serpentines, leurs avenues bourgeoises, leurs faubourgs brouillons, sont aujourd’hui différentes. Elles ont lâché leur Histoire, ou l’ont conservé, mais sont entrées dans une nouvelle époque. La Cité du Vin à Bordeaux, le quartier des Docks à Strasbourg et ici, cette voile blanche, Pompidou-Metz.

C’est ce qui m’a frappé quand je suis sorti de la forêt – la forêt de la mémoire, bien sûr, quand bien même on n’aurait aucun souvenir de Metz mais seulement des signes, des projections, une évocation que ce nom suscite – ce qui m’a frappé, c’est que Metz n’était plus Metz, c’est que ces villes de France que j’ai connues, ou fantasmées, traversées en voiture avec mes parents, avaient changé. Un pied dans le 19ème siècle, dans les Trente glorieuses, avec les rues piétonnes du centre tantôt touristiques, tantôt délaissées, voire décaties, et l’autre dans notre beau présent, flashy et multimédia.


À la vision de cette voile blanche, de cet édifice radical, je réalise que le temps est passé. Metz, c’est fini. Ce n’est pas Metz, le Metz que je portais en moi, celui de mes parents, cette ville que j’ai pourtant retrouvée, en errant dans le centre.

Il y a eu vingt ans, trente ans, quarante ans, un siècle qui est passé.

Cela fait déjà dix ans que cet édifice est posé là.

La plaque indique que Messieurs Nicolas Sarkozy, Fréderic Mitterrand, etc. ont inauguré le bâtiment. La mention de ces noms instille une autre couche de temps – ça paraît si loin, ces personnages. Les années 2000 ont fait leur œuvre.

Il est l’heure.

Je quitte la forêt de mes songes, de mes souvenirs.

Je retraverse la Moselle.

J’ai fait une belle balade en forêt, aujourd’hui.

Metz me laisse, les arbres se referment.

Mais la forêt est là, et j’ai envie de la retrouver.

Je l’aime déjà.

Et comment ne pas aimer une forêt – ou une ville ?

En tous cas, moi, je les aime toutes.